Pour mémoire, le 13 décembre 2005, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé qu’une société mère peut déduire de son bénéfice imposable les pertes définitives subies par sa filiale établie dans un autre Etat membre de l’Union européenne lorsqu’une telle imputation eut été admise dans une situation interne1. Elle avait ensuite étendu ce raisonnement aux établissements stables dans sa décision Lidl Belgium2. En pratique, cette possibilité, évoquée sous l’expression « exception Marks & Spencer » soulève de nombreuses difficultés (et rebondissements). Pour un état des lieux de l’application de cette exception, voir notre article « Petit manuel d’application de l’exception Marks & Spencer en France », publié dans l’eMag Fiscalité Directe n°8, le 10 avril 2024.
La présente affaire porte sur le champ d’application de l’exception Marks & Spencer : la possibilité pour une société française d’imputer, sur son résultat imposable, les pertes définitives de sa succursale luxembourgeoise. Au cas d’espèce, ladite société avait en outre, pour particularité, d’être membre d’un groupe fiscal au sens de l’article 223 A du Code général des impôts.
Le 9 juin 2022, la cour administrative d’appel de Versailles3 avait considéré que dès lors que le caractère définitif des pertes était démontré (ce qu’elle a jugé en l’espèce), la société française pouvait imputer les pertes définitives de sa succursale luxembourgeoise sur son résultat fiscal individuel, puis, compte tenu de son appartenance à un groupe fiscal au jour où les pertes sont devenues définitives, sur le résultat d’ensemble du groupe fiscal français auquel elle appartenait.
Toutefois, trois mois après cette décision, dans l’affaire W AG4, la Cour de justice de l’Union européenne, clarifiant sa jurisprudence antérieure, a refusé d’appliquer l’exception Marks & Spencer aux pertes des établissements stables étrangers lorsque l’Etat de résidence de leur siège a renoncé, par une convention fiscale, à l’imposition de leurs profits au motif que dans une telle situation les succursales locales et étrangères ne se trouvent pas dans une situation objectivement comparable. Dans cette affaire européenne, la convention fiscale liant les deux Etats prévoyait que la double-imposition de l’établissement stable était éliminée par la technique de l’exonération dans l’Etat du siège.
Or, la convention applicable dans la présente espèce soumise au Conseil d’Etat prévoyait aussi que l’établissement stable n’était imposé que dans l’Etat de la source, à l’exclusion de toute imposition dans l’Etat de résidence de la société (article 4 de la convention franco-luxembourgeoise de 1958).
Saisi d’un pourvoi en cassation dirigé contre l’arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles, le Conseil d’Etat relève, à titre liminaire, qu’en admettant l’imputation sur le résultat d’ensemble du groupe fiscal des pertes pré-intégration (c’est-à-dire les déficits cumulés par l’établissement stable luxembourgeois avant que son siège français n’intègre le groupe fiscal sis en France), les juges d’appel ont considéré que la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui reconnaît la possibilité d’imputer les pertes définitives d’une succursale permettrait d’écarter les règles du droit interne en vertu desquelles, dans le cadre du régime français de l’intégration fiscale, seules peuvent être imputées sur le résultat d’ensemble les pertes nées postérieurement à l’entrée dans le groupe. Ce faisant la cour a commis une erreur de droit en ne recherchant pas si la législation française instituait, dans le cadre du régime de l’intégration fiscale, une différence de traitement entre les sociétés du groupe détenant une succursale en France et celles détenant une succursale dans un autre Etat membre.
Annulant l’arrêt de la cour, le Conseil d’Etat décide de régler l’affaire au fond. Il relève d’abord que l’article 4 de la convention franco-luxembourgeoise de 1958 et l’article 209, I du CGI (qui institue le principe de territorialité de l’impôt sur les sociétés) s’opposent à la déduction du résultat imposable du siège des pertes d’exploitation subies par la succursale établie à l’étranger. Il relève en revanche que si la succursale avait été établie en France, cette imputation aurait été possible et que cette situation caractérise donc une différence de traitement.
Puis, embrassant le dernier état de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, et en particulier la décision W AG précitée, le Conseil d’Etat juge que cette différence de traitement se justifie par une différence objective de situation. Pour ce faire, il rappelle la jurisprudence Bevola et Jens W. Trock 5 aux termes de laquelle la Cour de Luxembourg a jugé qu’un établissement stable étranger et une succursale indigène ne sont pas en principe dans des situations comparables sauf si la législation fiscale nationale a elle-même assimilé ces deux catégories d’établissement aux fins de la prise en compte des pertes et des bénéfices réalisés par eux.
Or, relèvent les juges du Palais Royal, il ressort de la convention franco-luxembourgeoise alors en vigueur (celle-ci s’est depuis effacée au profit d’une nouvelle convention, signée le 20 mars 2018), qui interdisait à la France d’imposer les bénéfices de la succursale luxembourgeoise, et de la loi fiscale française (à savoir l’article 209, I du CGI), que la France n’a pas assimilé à des fins fiscales les succursales françaises et les établissements stables établies au Luxembourg.
En conséquence, le Conseil d’Etat écarte en l’espèce le grief de restriction à la liberté d’établissement et récuse à la société tout droit à l’imputation, sur son résultat individuel, et mécaniquement sur le résultat d’ensemble du groupe fiscal dont elle est membre, des pertes définitives de sa succursale luxembourgeoise.
Si le sens de la solution retenu par le Conseil d’Etat était largement prévisible, sa décision n’épuise pas totalement le débat sur l’applicabilité de l’exception Marks & Spencer aux pertes définitives des établissements stables dans d’autres configurations conventionnelles. Une porte reste encore – légèrement – entrouverte à l’endroit des conventions fiscales prévoyant la méthode de l’imputation pour éliminer la double imposition juridique.
En outre, elle ne remet pas en cause le droit pour une société française de bénéficier de l’exception Marks & Spencer à l’endroit des pertes définitives subies par sa filiale intégrable (par opposition aux succursales) établie dans un autre Etat membre de l’Union européenne. Le Conseil d’Etat devrait d’ailleurs être amené à se prononcer prochainement sur l’applicabilité de l’exception Marks & Spencer dans cette situation6.
Enfin, cette décision nourrit les réflexions des fiscalistes sur les modalités pratiques d’application de l’exception Marks & Spencer, en particulier sur le quantum des pertes imputables. Il semble notamment que le Conseil d’Etat ne soit pas fermé à l’idée d’une imputation du montant cumulé des pertes (et non du montant du déficit du seul dernier exercice). Romain Victor opine en ce sens dans ses conclusions sous cette affaire en notant que « à lire les arrêts de la Cour de justice, on se convainc plutôt qu’elle n’a jamais exclu que puissent être regardées comme des pertes définitives une accumulation de pertes provenant d’exercices différents ». La saga Marks & Spencer connaîtra-t-elle un jour une fin ?
1 CJCE, gde ch., 13 déc 2005, aff. C-446/03, Marks & Spencer.
2 CJCE, 15 mai 2008, aff. C-414/06, Lidl Belgium GmbH & Co. KG.
3 CAA Versailles, 9 juin 2022, n° 19VE03130, SCA Financière SPIE Batignolles.
4 CJUE, 22 sept. 2022, aff. C-538/20, W AG.
5 CJUE, gde ch., 12 juin 2018, aff. C-650/16, Bevola et Jens W. Trock.
6 CAA Paris, 15 déc. 2023, n° 21PA01850, Société Générale et CAA Paris, 15 déc. 2023, n° 21PA03001, Société Compagnie Plastic Omnium SE. Pourvois enregistrés le 13 février 2024, aux n° 491716 et n° 491702.