Parler de transparence fiscale n’est pas nouveau. Au cours de la décennie écoulée, le sujet s’est régulièrement invité dans le débat public dans de nombreux pays, souvent à la suite d’enquêtes mettant en avant des pratiques, certes légales, mais jugées dommageables pour les finances publiques des Etats. Toutefois, depuis le début de la pandémie de Covid-19 et de la crise économique qu’elle a entraînée, c’est désormais la recherche de recettes nouvelles pour les finances publiques qui a fait durablement rejaillir le débat sur la contribution fiscale des entreprises multinationales.
Les projets de l’OCDE de réforme du système fiscal mondial (Pilier 1 et Pilier 2 - Voir notre étude dans l’onglet “Nos publications”) et le plaidoyer de l’administration Biden-Harris en faveur d’un impôt minimum mondial sur les sociétés en sont une illustration.
Les entreprises se retrouvent désormais à devoir justifier que leur contribution aux finances publiques des Etats est “suffisante”, reflète la réalité économique de leurs activités et qu’elles sont animées d’une vision positive et responsable de leurs obligations fiscales. Au-delà de l’enjeu financier, la fiscalité s’affirme de plus en plus comme un enjeu de gouvernance et de responsabilité sociétale.
En France, pour les praticiens, le concept de « responsabilité fiscale » fait d’abord référence à la « pénalisation » du droit fiscal, conséquence de la loi de lutte contre la fraude fiscale du 23 octobre 2018. En effet, cette loi a redéfini les conditions dans lesquelles la responsabilité pénale des dirigeants pouvait être engagée s’agissant de la matière fiscale . Cette même loi permet désormais aux sociétés de signer des conventions judiciaires d’intérêt public (ou CJIP) en matière fiscale, procédure à l’issue de laquelle le versement d’une amende et sa publicité permettent l’arrêt des éventuelles poursuites, sans reconnaissance de culpabilité. La communication autour de ce type de transaction est donc particulièrement sensible pour les groupes concernés.
Mais cette loi a aussi donné une dimension sociétale au concept de « responsabilité fiscale », qui s’impose désormais aux entreprises dans leur démarche RSE. En effet, depuis 2018, les groupes publient chaque année une déclaration de performance extra-financière (ou DPEF) – qui tient lieu de rapport RSE – et qui doit contenir, pour les sociétés cotées, un paragraphe sur la lutte contre l’évasion fiscale. On notera toutefois qu’aucune définition ou guide d’application n’est venu aider les entreprises à remplir cette obligation. Il en résulte, de fait, une grande diversité de pratiques.
L’étude réalisée par PwC Société d’avocats et basée sur les informations publiées par les sociétés du CAC 40 soumises à l’obligation d’insérer une information sur la lutte contre l’évasion fiscale dans leur DPEF (38 sociétés au total) a révélé qu’une majorité de sociétés mentionnait l’existence d’une politique fiscale – 28 en tout – mais que celle-ci n’était pas systématiquement publiée (seules 20 sociétés sur ces 28 l’ont effectivement rendue publique).
Une majorité de sociétés mentionne également des informations sur le niveau de contrôle interne applicable à la fiscalité. Peu de sociétés s’avancent, en revanche, sur le terrain de l’information chiffrée. La plupart de ces sociétés donne une information très agrégée – comme le montant total des impôts et taxes collectés et payés – mais très peu vont plus loin, par exemple, en donnant une information chiffrée pour les principales juridictions dans lesquelles le groupe est présent.
Enfin, un nombre minoritaire de sociétés communique sur les points clés de leur politique de prix de transfert, comme la localisation des principaux incorporels, l’organisation interne des activités du groupe – entrepreneur, distributeur, R&D, etc. - ou encore le financement intragroupe.
Les sociétés qui communiquent le plus semblent s’être inspirées de référentiels de reporting RSE (en particulier de la méthodologie du Global Reporting Initiative dite GRI 207 : Tax) qui proposent une méthodologie de reporting des informations attendues par les parties prenantes sur la transparence fiscale. D’autres préfèrent s’engager à respecter un corpus de principes de responsabilité fiscale comme The B Team Responsible Tax Principles ou encore les recommandations du collectif « Principles for Responsible Investments » (ou PRI) et de son guide à destination des investisseurs « Evaluating and Engaging on Corporate Tax Transparency ». Ces référentiels ou corpus de principes n’ont, à ce jour, aucun caractère obligatoire. Toutefois, les sociétés peuvent être interrogées par leurs parties prenantes sur les engagements pris sur cette question ou l’intention des sociétés de se conformer à un de ces référentiels. Ce sera particulièrement le cas si la société applique déjà le référentiel GRI pour ses autres informations RSE, par exemple.
Quel que soit le référentiel ou corpus retenu, les attentes se portent d’abord sur la transparence en matière de politique et de stratégie fiscale, avec des thématiques comme la vision de la conformité, les relations avec les autorités fiscales, l’appétence au risque ou encore l’approche de l’incertitude dans l’interprétation des textes fiscaux. L’étude PwC Société d'Avocats a montré que plusieurs sociétés du panel communiquaient sur ces thématiques.
Ensuite, les attentes se portent sur les informations chiffrées. GRI 207, Principes de la B-Team et recommandations du PRI préconisent la transparence sur les informations financières pays par pays, sur un modèle similaire ou identique à celui du CbCR de l’OCDE. Mais B-Team et PRI vont même plus loin en exigeant des informations sur les principaux avantages fiscaux (franchises fiscales, crédits d’impôts etc…) dont les sociétés bénéficient et sur les contreparties attachées à ces avantages, ou encore des informations sur l’écart entre le taux effectif d’imposition et le taux normal d’imposition (Cf. Annexe 1 : Comparatif des informations chiffrées demandées par GRI, B-Team et Principles for Responsible Investment).
Le CbCR public, s’il était adopté en l’état du projet de compromis présenté par le Conseil de l’UE (voir ci-après), devrait être disponible sur le site internet de la société dans les 12 mois suivant la date de clôture, sauf pour les banques, déjà concernées par une obligation similaire depuis 20161. Il serait donc publié après la déclaration de performance extra-financière, toutefois, il pourra utilement être utilisé a posteriori par la société pour mettre en avant sa démarche de transparence fiscale, en particulier s’il est accompagné de commentaires explicatifs.
Mais l’information chiffrée en France pourrait aller au-delà des seules informations financières. En effet, l’exercice de la DPEF repose sur une approche en 4 étapes (aussi appelé piliers) :
Les trois premières étapes sont descriptives et la communication sur ces thématiques permet de se conformer aux exigences des référentiels. En revanche, la dernière étape soulève davantage de difficultés dans la mesure où elle implique pour les entreprises d’apporter une appréciation sur les politiques engagées et sur leur efficacité et de définir des indicateurs de performance dont la pertinence pourra être questionnée. A titre d’exemple, comment interpréter un faible écart entre taux effectif et taux normal d’imposition ? Quelles conclusions tirer d’un faible montant de redressements fiscaux ?
Aucun guide d’application n’apporte de précisions sur ces questions et les sociétés doivent donc théoriquement définir elles-mêmes des indicateurs pertinents. Par exemple, certaines sociétés étrangères communiquent sur le nombre de déclarations fiscales qu’elles déposent et le taux de retard dans ces déclarations, pour démontrer leur engagement dans le respect des législations et donner aux parties prenantes une mesure de l’importance du travail de conformité fiscale qu’elles doivent fournir. Définir ces indicateurs nécessite donc une démarche préalable de réflexion sur la stratégie fiscale et la façon dont elle se matérialise mais implique également de mobiliser des ressources pour organiser la collecte, la fiabilisation, l’analyse et le suivi des indicateurs.
C’est au nom de la responsabilité sociétale que le Conseil de l’UE a transmis au Parlement un texte de compromis sur l’obligation de publication du CbCR (Country-by-Country Report) pour les groupes qui déposent déjà cette déclaration. La question de la publication du CbCR se posait depuis la mise en place de la déclaration au sein de l’UE en 2016 (issue de l’action 13 du programme BEPS) mais elle suscitait de nombreuses oppositions, tant sur le fond que sur la forme. A la suite de ce compromis, ces oppositions subsistent mais elles sont désormais minoritaires. Les différentes approches s'expriment désormais lors du Trilogue – négociations entre Parlement européen, Conseil de l’Union et Commission européenne – qui s’est donné pour objectif de modifier l’actuelle directive d’ici à fin juin 2021, pour une transposition en droit interne d’ici à fin 2023 et une première application en 2025 au plus tard.
Cette nouvelle obligation pour les entreprises réalisant plus de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires consolidé est singulière à plus d’un titre. En bref, il s’agit de publier des informations financières, normalement incluses dans une déclaration fiscale, afin de répondre à un enjeu sociétal et de démontrer l’empreinte économique et fiscale de l’entreprise dans différentes juridictions. Ces informations concernent toutes les entreprises dont le siège est établi dans un Etat-Membre de l’UE et qui sont tenues de déposer un CbCR, que leurs titres de capital ou de dette soient cotés sur un marché réglementé ou non.
Le CbCR représente pour beaucoup de sociétés dont le siège est établi en France une communication inédite d’informations financières pays par pays. Pour les sociétés cotées sur un marché réglementé par exemple, l’information pays par pays du CbCR est beaucoup plus désagrégée que l’information sectorielle habituellement présentée dans les états financiers consolidés (demandées par les normes « IFRS 15 Produits des activités ordinaires tirés des contrats clients » pour le chiffre d’affaires et « IFRS 8 Secteurs opérationnels » pour les agrégats autres que le chiffre d’affaires). Pour les sociétés non cotées (ou cotées sur un marché non réglementé), l’application des normes IFRS n’est pas obligatoire. et même pour celles qui appliquent les IFRS de façon volontaire pour leurs comptes consolidés, appliquer IFRS 8 n’est pas obligatoire lorsque la société n’est pas cotée. Pour les sociétés qui appliquent le référentiel de consolidation en normes françaises (règlement CRC 99-02), l’information sectorielle est semblable à ce que demandent les IFRS mais les données sont souvent regroupées par zone géographique plutôt que par pays.
Pour répondre aux inquiétudes de plusieurs parties prenantes s’agissant des informations à publier, deux mesures de sauvegarde sont envisagées dans le texte de compromis :
Toutefois certains députés européens ont d’ores et déjà fait savoir qu’ils souhaiteraient une publication pour chaque juridiction y compris pour celles qui ne sont pas des Etats Membres. D’autres ont indiqué que leur souhait serait que le différé de publication soit soumis à approbation préalable de l’autorité fiscale du pays dans lequel la déclaration est déposée et qu’il soit limité à une année. L’avancée des discussions devra donc être suivie avec attention.
Quelle que soit la structure du capital et la portée finale des mesures de sauvegarde, les sociétés vont devoir réfléchir à la manière dont la future publication du CbCR va influer sur leur stratégie de communication financière mais aussi extra-financière.
S’agissant de la communication financière, un travail de réconciliation pourrait s’avérer nécessaire dans la mesure où plusieurs différences majeures existent entre les informations déclarées dans le CbCR et les informations financières publiées. Citons, par exemple, la différence entre la définition comptable de « Chiffre d’affaires » et l’agrégat du même nom dans le CbCR ou encore l’absence de prise en compte des impôts différés et des positions fiscales incertaines dans le CbCR. Autre aspect lié à ce travail de réconciliation, le texte de compromis prévoit la possibilité pour les Etats Membres d’exiger que le commissaire aux comptes de la société émette un rapport sur le CbCR, qui serait publié, et prendrait vraisemblablement la forme d’une vérification de concordance des informations du CbCR avec les données sous-tendant les états financiers audités.
S’agissant de la communication extra-financière sur la fiscalité, les groupes ont vraisemblablement d’ores et déjà initié une démarche de communication, ne serait-ce qu’au travers du paragraphe obligatoire sur la lutte contre l’évasion fiscale dans leur DPEF annuelle (cf supra). Toutefois, si l’objectif de transparence fiscale de la mesure est clair, les limites d’une telle déclaration apparaissent rapidement : en effet, seules les informations sur l’impôt sur les sociétés seront publiées, alors que la contribution des entreprises aux finances publiques des Etats est loin de se résumer à ce seul impôt. D’où la volonté déjà affichée et assumée par certains groupes de publier des informations sur la totalité des impôts directs et indirects payés ou collectés pour le compte des Etats.
A ce titre, les groupes se trouvent donc face à deux approches possibles :
La question du CbCR public a animé de nombreux débats autour de la transparence fiscale ces dernières années. Pour certaines parties prenantes, c’est une mesure indispensable pour accroître la transparence fiscale. Pour d’autres, la publication du CbCR n'accroît pas la transparence fiscale, puisqu’elle ne concerne que l’impôt sur les sociétés, et peut même s’avérer dangereuse pour la compétitivité des entreprises européennes, puisque les entreprises asiatiques ou américaines n’y seraient pas (encore) soumises. Le compromis du Conseil tente de répondre à ces préoccupations et il est vraisemblable que les discussions en cours dans le cadre du Trilogue feront bouger les lignes dans les prochaines semaines.
Quel que soit l’aboutissement de ces discussions, les réflexions sur la transparence et la communication fiscale dépassent la seule publication du CbCR même si elle en constitue un ressort important. Ces réflexions doivent pleinement s’insérer dans la démarche RSE des entreprises en tant qu’enjeu de gouvernance, avec pour objectif d’exposer les principes de responsabilité fiscale qu’elles adoptent mais aussi de démontrer l’étendue et la multiplicité de leurs contributions aux finances publiques, qui vont bien au-delà du seul impôt sur les sociétés.
Article écrit par Dimitri Faria, avocat associé, et François Roux
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The B Team Responsible Tax Principles |
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Recommandations |
GRI 207-4: Country by Country Reporting |
Principe 7 : Transparence |
Performance |
Source |
GRI 207: Tax |
The B Team Responsible Tax Principles, Principle 7: Transparency |
APPENDIX 1: INVESTORS’ RECOMMENDATIONS |
Agrégats |
CbCR de l'OCDE, repris dans l'art. 46 quater-0 YE de l'annexe 3 du CGI |
Proposition pour un CbCR public (compromis du 25 février 2021)2 |
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Chiffre d'affaires total3 |
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Chiffre d'affaires - parties indépendantes |
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Chiffre d'affaires - parties liées |
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Bénéfice / Perte avant impôt |
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Impôts sur les bénéfices payés (sur base des décaissements)4 |
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Impôts sur les bénéfices dus au titre de l'exercice4 |
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Actifs corporels autres que la trésorerie et les équivalents de trésorerie |
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Nombre d'employés5 |
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✔ (ETP sur l'exercice en moyenne annuelle) |
Réserves distribuables |
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Capital social |
✔ |
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Source des données |
- Etats financiers consolidés, |
Etats financiers consolidés |
Désagrégation |
Toutes juridictions, y compris celles dans lesquelles n'existe qu'un établissement stable |
- Données par juridiction membre de l'Union Européenne et pour les juridictions présentes sur la liste des ETNC de l'UE6 |
1 art. L. 511-45 du Code monétaire et financier sur les implantations bancaires
2 Proposal for a Directive of the European Parliament and of the Council amending Directive 2013/34/EU as regards disclosure of income tax information by certain undertakings and branches
3 Dans les deux cas, sur une base agrégée au niveau de la juridiction, c’est-à-dire y compris les transactions avec les parties liées en dehors de cette juridiction
4 Ne concerne que l'impôt sur les société tel que défini par le référentiel comptable utilisé comme source des données, sans les impôts différés et sans les produits et charges liés aux positions fiscales incertaines
5 Le CGI donne le choix entre le nombre d'Effectif Temps Plein (ETP) fin de mois ou en moyenne annuelle
6 Liste de l'UE des pays et territoires non coopératifs à des fins fiscales adoptée par le Conseil le 22 février 2021 : les Samoa américaines, Anguilla, Dominique, les Fidji, Guam, les Palaos, le Panama, le Samoa, Trinité-et-Tobago, les Îles Vierges américaines, le Vanuatu, les Seychelles