Abus de droit

Une société nouvellement constituée réalisant deux exercices en moins de six mois sans justification économique peut caractériser un abus de droit

CE 19 mai 2021, n° 429476, SARL MC2D Investissement

Une SARL est créée le 7 janvier 2010 en vue d’acquérir la totalité des titres d’une SAS détenant elle-même plusieurs filiales chacune d’entre elles clôturant leur exercice le 30 juin. Cette acquisition réalisée le 27 janvier 2010 est financée pour moitié par un dividende distribué le jour même par la société acquise. Ce dividende n’est soumis à aucune imposition car la SARL a plafonné la quote-part de frais et charges (QPFC) au montant total des frais et charges de toute nature exposés par la société participante au cours de la même période (ndlr : solution conforme aux dispositions des art. 145 et 216 du CGI dans leur version applicable à l’époque des faits), soit une somme nulle, la société ayant clôturé son premier exercice le 31 janvier 2010, conformément à ses statuts constitutifs et n’ayant à cette date exposé aucune charge.

A l’issue d’une vérification de comptabilité l’administration informe la SARL qu'elle entend regarder la date du 30 juin 2010 comme la date de clôture réelle de son premier exercice, sur le fondement de l’abus de droit. Elle réévalue en conséquence la QPFC de la société en tenant compte des charges exposées par cette dernière jusqu’au 30 juin 2010, met à sa charge une cotisation supplémentaire d’IS assortie d’intérêts de retard et de la majoration de 80 %.

La société qui a décidé lors d’une assemblée générale tenue le 30 janvier 2010 de reporter le début de l’intégration fiscale initialement prévu le 1er février 2010, au 30 juin 2010, expose que cette décision a été prise afin d’éviter de dégager au titre d’un exercice de cinq mois une perte liée à la résiliation d’importants contrats conclus par ses sous-filiales, et d’éviter d’obérer ainsi leurs capacités de financement. Lors de cette assemblée générale, elle avait demandé à ses filiales de revenir à la date de clôture du 30 juin 2010 (alors même qu’il était prévu d’arrêter l’exercice au 31janvier 2010 afin de démarrer un exercice de 5 mois clôturant le 30 juin 2010) tout en maintenant sa propre date de clôture au 31 janvier 2010. Elle estime qu’il n’appartient pas à l’administration de se prononcer sur l’opportunité des choix arrêtés par une entreprise pour sa gestion.

Le TA et la CAA confirment la position de l’administration.

Après avoir visé l’art. L. 64 du LPF, le CE relève qu’il ressort de la délibération de l'assemblée générale extraordinaire des associés de la SARL en date du 30 janvier 2010 que :

  • Cette assemblée a eu pour effet de dissocier la date de clôture du premier exercice de la SARL, fixée par ses statuts au 31 janvier,
    • de celle de la clôture des exercices des sociétés acquises, reportée au 30 juin 2010,
    • ainsi que de celle de la prise d'effet de l'intégration fiscale prévue avec ces sociétés, reportée au 1er juillet 2010, alors que,
      • d'une part, les sociétés d'un groupe fiscalement intégré doivent ouvrir et clore leurs exercices aux mêmes dates en vertu de l'art. 223 A du CGI et que,
      • d'autre part, la SARL avait initialement choisi de faire coïncider la clôture de son premier exercice avec celle des exercices de ses futures filiales, comme avec la prise d'effet de l'intégration fiscale fixée à l'origine au 1er février 2010.
  • Tout en maintenant, sans explication, la première clôture des comptes de l'entreprise au 31 janvier 2010, les associés de la SARL indiquaient qu'ils modifieraient ultérieurement la date de clôture de l'exercice social suivant pour la faire coïncider avec l'intégration fiscale reportée au 1er juillet 2010.

Le CE considère qu’en maintenant ainsi artificiellement la clôture du premier exercice au 31 janvier 2010, la cour ayant relevé que ce maintien ne concernait que la SARL et que la durée de ce premier exercice se trouvait dès lors inférieure à trente jours, la délibération du 30 janvier 2010 a eu pour effet de modifier :

  • la situation juridique préexistante, caractérisée par une coïncidence entre la clôture et l'ouverture des exercices de l'ensemble des sociétés composant la future intégration, ainsi que la charge fiscale de la SARL,
  • laquelle aurait été équivalente, en droits, à celle résultant de la rectification litigieuse si la société n'avait pas clôturé un premier exercice dépourvu de substance le 31 janvier 2010 et avait repoussé cette clôture au 30 juin suivant.

Le CE considère par ailleurs que :

  • S'il n'appartient pas à l'administration de se prononcer sur l'opportunité des choix arrêtés par une entreprise pour sa gestion,
    • aucun élément explicatif n'était apporté devant les juges du fond pour justifier le maintien de la clôture du premier exercice de la SARL au 31 janvier 2010,
    • de sorte que la CAA, qui a relevé que cette décision s'inscrivait dans le contexte d'un report de la clôture des exercices comptables des filiales de la société tête de groupe, ainsi que de la prise d'effet de l'intégration fiscale envisagée avec ces sociétés, n'a pas porté d'appréciation sur l'opportunité de ce choix.
  • Par ailleurs, il ne ressort pas de ses termes que l'arrêt attaqué serait fondé sur une obligation, à laquelle la société requérante aurait été tenue, d'arrêter la clôture de son premier exercice à une date conduisant à accroitre sa charge fiscale.

Le CE juge en conséquence que la CAA n’a pas commis d’erreur de droit ni inexactement qualifié les faits de l’espèce en relevant que la décision de la SARL de maintenir la date de clôture de son premier exercice au 31 janvier 2010 était révélatrice d’un abus de droit.

Découvrez l'arrêt

Le regard de nos experts

A la lecture de cette décision et des conclusions contraires du Rapporteur public sous cette affaire, on peut se demander si le Conseil d’Etat n’a pas implicitement reconnu l’existence d’un abus de droit par abstention. En effet, il est principalement reproché à la société de ne pas avoir décalé au 30 juin 2010 la clôture de son exercice initialement prévue au 31 janvier 2010. 

Dans sa décision, le Conseil d’Etat prend cependant soin d’éviter toute reconnaissance d’un abus de droit par abstention en justifiant l’existence d’un « acte positif » de la société au travers des décisions prises lors de son assemblée générale du 30 janvier 2010. Selon le Conseil d’Etat, cette assemblée aurait conduit à dissocier la date de clôture de son premier exercice avec celui de ses filiales tout en maintenant artificiellement la clôture de son premier exercice au 31 janvier. La ligne de démarcation entre l’acte positif et l’abstention est toutefois ténue et la lecture des motifs de la décision a du mal à convaincre. 

Tout d’abord, il convient de relever que si la date de clôture des filiales avait été avancée au 31 janvier comme initialement prévu, la société MC2D aurait pour autant bénéficié d’une exonération de quote-part de frais et charges, cette dernière étant avant tout la résultante d’un premier exercice très bref. L’option pour le régime de l’intégration fiscale est donc sans effet sur l’exonération de la quote-part de frais et charges remise en cause en l’espèce.

Le report de la date de clôture des filiales et de la prise d’effet de l’intégration fiscale ne peut ainsi justifier l’existence d’un abus de droit en l’absence d’avantage fiscal, alors surtout que le report de la date de clôture des filiales semblait quant à lui justifié par des considérations financières et opérationnelles des filiales. 

Par ailleurs, le choix initial de la date de clôture au 31 janvier résultant des statuts n’a quant à lui pas motivé l’application de l’abus de droit en l’espèce. On voit ainsi mal comment son simple maintien constituerait un acte positif et non simplement confirmatif constitutif d’un abus de droit. Comme le relevait le Rapporteur, le seul choix d’une date de clôture dans les statuts ne saurait d’ailleurs être remis en cause sur le fondement de l’article L64 LPF. 

Il est en réalité reproché à la société de ne pas avoir reporté sa date de clôture au 30 juin comme celle des filiales et d’avoir du coup opéré une dissociation lui permettant de réduire à zéro le montant de la quote-part de frais et charges conformément au texte fiscal applicable à l’époque. Mais en reconnaissant l’existence d’un abus de droit sur ce fondement, on donne à l’administration le droit, comme le relevait justement le Rapporteur, de faire « œuvre créatrice en déterminant, à la place du contribuable, les choix qu’il aurait dû opérer pour s’adapter au contexte». Même si le Conseil d’Etat en répondant à cette difficulté écarte dans son cinquième considérant toute immixtion dans la gestion et erreur de droit en relevant que le choix initial n’a pas été remis en cause mais qu’en revanche aucun élément explicatif n’a été donné quant au maintien de la date de clôture, la motivation laisse perplexe.   

En définitive, cette décision soulève un certain nombre d’interrogations. La décision ne faisant pas l’objet d’une publication au Recueil, il ne convient sans doute pas de lui donner une portée autre que celle d’un cas d’espèce, mais les contribuables devront redoubler de vigilance dans l’attente de précisions jurisprudentielles.

Enfin, il est intéressant de relever que le Conseil, dans cette décision a bien pris soin de vérifier si le contribuable avait entendu faire une application contraire du texte à l’objectif prévu par le législateur. Cette condition dont le maintien est parfois questionné à la suite de la caractérisation d’un abus de droit en cas de montage artificiel semble donc toujours exigée par le Conseil d’Etat.

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Catherine Cassan

Catherine Cassan

Avocat, Associée, PwC Société d'Avocats

Paul Mispelon

Paul Mispelon

Avocat, Senior Manager, PwC Société d'Avocats

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