Le Royaume-Uni a-t-il pleinement recouvré sa souveraineté fiscale ?

« Take back control ». Quatre années de négociations auront été nécessaires pour négocier les conditions de leur liberté auprès de l’Union européenne. Si le Royaume-Uni est en effet de jure sorti de l’Union européenne le 31 janvier 2020 à minuit, l’Albion n’a quitté son giron qu’au crépuscule du 31 décembre 2020 en raison de la période de transition qu’elle a sollicitée. Les quatre grandes libertés fondamentales, nœud gordien de l’intégration négative en fiscalité directe, ainsi que les directives fiscales, ont dès lors continué à s’appliquer sur cette période. Au lendemain de son émancipation l’accord de commerce et de coopération entre l’Union européenne et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord est entré – provisoirement puis définitivement depuis le 1er mai 2021 – en vigueur (ci-après « ACC »). La souveraineté britannique a donc été restaurée dans son principe, elle demeure néanmoins encore bridée par d’autres contraintes que nous nous proposons ici d’explorer dans la sphère de la fiscalité directe.

Depuis sa sortie du marché intérieur au 1er janvier 2021, le système fiscal britannique peut s’affranchir du respect des impératifs d’égalité de traitement tirés de la libre circulation des personnes, la liberté d’établissement, la libre prestation de service et la libre circulation des capitaux. Il peut ainsi rétablir des restrictions à ces libertés antérieurement condamnées par la Cour de justice de l’Union européenne (e.g. suppression du bénéfice du group relief aux pertes définitives réalisées par des filiales établies dans un Etat membre de l’Union1, rétablissement de règles contre la sous-capitalisation2 et sur les sociétés étrangères contrôlées sises dans l’Union3) sous réserve de ne pas enfreindre ses engagements conventionnels pris par ailleurs (telles que les clauses de non-discrimination incluses dans certaines conventions fiscales signées par le Royaume-Uni).

En outre, l’ACC contient les articles 129 et 130 qui d’une part, garantissent l’égalité de traitement entre les investisseurs européens et britanniques et d’autre part, insèrent une clause de la nation la plus favorisée. Cependant, les parties contractantes ont expressément entendu exclure de leur champ d’application la matière fiscale (en ce compris les conventions fiscales) sauf dans les cas où les mesures fiscales constitueraient « soit un moyen de discrimination arbitraire ou injustifiable entre les pays où des conditions similaires existent, soit une restriction déguisée au commerce et aux investissements ». On se souvient que la Cour de justice, dans le cadre de la libre circulation des capitaux, avait neutralisé dans son arrêt Manninen4  la possibilité que le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (« TFUE ») reconnaît aux Etats membres de discriminer les contribuables sur la base de leur lieu de résidence ou de celui où ils investissent (article 65).

Ce tour de force sera plus difficile à réitérer au cas d’espèce puisque, outre les différences de rédaction entre l’ACC et le TFUE ainsi que le contexte de sa conclusion, son interprétation ne relève pas de la compétence de la Cour de Luxembourg (en cas de conflit entre les parties contractantes, un tribunal d’arbitrage sera constitué pour le trancher). En tout état de cause, sa portée serait prima facie limitée en l’absence d’effet direct des dispositions de l’ACC (article 5 de l’ACC), de sorte que les particuliers et entreprises ne peuvent s’en prévaloir devant leurs tribunaux (sauf – peut-être – à travers une action en responsabilité contre l’Etat indiligent). De surcroît, ce débat intéressera peu les britanniques dans la mesure où ils continuent de jouir, dans l’Union européenne, de la libre circulation des capitaux (celle-ci s’appliquant dans les relations avec les pays tiers, sans réserve de réciprocité, à des conditions qui peuvent néanmoins diverger par rapport à celles convenues avec les autres Etats membres de l’Union).

En revanche, depuis le 1er janvier 2021, les sociétés britanniques ne bénéficient en principe plus de la directive mère-fille5, de la directive intérêts et redevances6, de la directive fusion7, de la directive sur le règlement des différends fiscaux8 ainsi que de la convention d’arbitrage9 (et vice versa pour les sociétés européennes dans leurs relations d’outre-manche). Il appartient désormais aux conventions fiscales conclues par le Royaume-Uni avec les 27 Etats membres de prendre le relais sur ces flux, sachant qu’elles ne parviendront pas toujours à égaliser l’avantage fiscal que conférait jusqu’alors son statut d’Etat membre de l’Union (en particulier, pour celles résidant sur le territoire de Gibraltar). En parallèle, le système fiscal britannique est théoriquement délié des obligations de transposition des dispositifs de lutte contre les pratiques d'évasion fiscale établis par les directives ATAD 110 et 211.

Cependant, soucieux d’éviter la constitution d’un paradis fiscal à ses portes, l’Union européenne est parvenu à obtenir l’engagement du Royaume-Uni de ne pas réduire le niveau de protection assuré par sa législation fiscale au-dessous du niveau défini dans les normes et règles convenues au sein de l’OCDE au 31 décembre 2020 en ce qui concerne les règles relatives à la limitation des intérêts, aux sociétés étrangères contrôlées et aux dispositifs hybrides (i.e. trois des cinq règles composant ATAD 1 et 2) et en ce qui concerne l’échange d’informations sur demande, spontanément ou automatiquement (mise en œuvre dans l’Union à travers DAC 1), sur les comptes financiers (idem via DAC 2), les décisions fiscales transfrontières (idem via DAC 3), les déclarations pays par pays entre les administrations fiscales (idem via DAC 4 ; et son équivalent pour les entreprises du secteur financier) et les dispositifs potentiels de planification fiscale transfrontière (idem via DAC 6). L’Union européenne ayant parfois visé un niveau de protection supérieur des systèmes fiscaux de ses Etats membres par rapport à celui proposé par l’OCDE, le Royaume-Uni dispose d’une certaine marge de manœuvre pour amender sa législation en la matière. C’est ainsi qu’il a circonscrit, depuis le 1er janvier 2021, l’application de l’obligation déclarative des dispositifs fiscaux transfrontières aux seuls marqueurs D (relatifs à l'échange automatique d'informations et aux bénéficiaires effectifs) conformément aux derniers travaux de l’OCDE.

La coopération administrative dans le domaine fiscal devrait, pour l’essentiel, se poursuivre entre les Etats membres de l’Union et le Royaume-Uni à travers d’autres instruments conventionnels (e.g. les conventions fiscales bilatérales et la convention multilatérale concernant l'assistance administrative mutuelle en matière fiscale). Quant à l’assistance mutuelle au recouvrement des créances fiscales, jusqu’au 31 décembre 2025, la directive 2010/24/UE continue de s’appliquer entre les États membres et le Royaume-Uni en application de l’article 100 de l’accord de retrait de l’Union à certaines créances nées avant le 31 décembre 2020 (en outre, conformément aux stipulations de l’article 5§4 et 8 du protocole sur l’Irlande et l’Irlande du Nord, la directive 2010/24/UE s’appliquer encore, dans certaines limites, sur le territoire de l’Irlande du Nord).

D’autres garde-fous, aux valeurs juridiques plus ou moins contraignantes, ont été négociés par l’Union européenne avec le Royaume-Uni afin de prévenir au maximum les risques de concurrence fiscale déloyale. Instrument de droit souple par nature, les parties ont signé une déclaration politique commune par laquelle ils s’engagent « à encourager » sur leur territoire respectif la lutte contre les régimes fiscaux dommageables ; cet instrument pourrait néanmoins se durcir par le truchement de la liste des pays et territoires non-coopératifs à des fins fiscales dressée, avec l’aide du Groupe Code de Conduite (fiscalité des entreprises), par le Conseil de l’Union. En effet, le Royaume-Uni ne revêtant plus la qualité d’Etat membre de l’Union européenne, il peut désormais figurer sur cette liste noire à laquelle des sanctions fiscales sont désormais adossées.

Dans la mesure où le droit des aides d’Etat, lequel constitue un instrument particulièrement coercitif entre les mains de la Commission à l’encontre de certains régimes fiscaux préférentiels, cesse de s’appliquer au Royaume-Uni (à l’exception du territoire nord-irlandais), l’ACC définit un cadre juridique relativement précis dans lequel les parties contractantes peuvent consentir des subventions à leurs entreprises (articles 363 et suivants). Si en cas de non-respect de ces principes, une obligation de remboursement pèse sur les entreprises bénéficiaires des subventions (comme en matière d’aide d’Etat), son effectivité devrait être (quasi-)nulle outre-manche en matière fiscale dès lors qu’échappent à cette obligation de récupération les subventions octroyées sur la base d’une loi du parlement britannique (par symétrie avec les subventions consenties par un acte législatif du Conseil et/ou du Parlement européen lesquelles sont également soustraites du dispositif de remboursement). Or, le droit fiscal constitue en principe une compétence législative au Royaume-Uni. Il ne faut cependant pas oublier que le Royaume-Uni est également tenu de respecter les règles de l’Organisation Mondiale du Commerce en matière de subventions. En outre, non seulement les procédures d’aides d’Etat ouvertes par la Commission avant le 31 décembre 2020 peuvent se poursuivre (e.g. sur les règles britanniques relatives aux sociétés étrangères contrôlées12 ; article 92 de l’accord de retrait), mais la Commission est aussi compétente pendant quatre ans pour ouvrir de nouvelles procédures sur les aides accordées avant la fin de la période de transition (article 93 de l’accord de retrait).

Si le Royaume-Uni, ainsi qu’il ressort de ce portrait post-Brexit, a retrouvé un certain contrôle de son système fiscal, celui-ci n’est pas pour autant absolu à la lumière des contraintes qui s’exercent sur lui directement – par ses divers engagements conventionnels avec l’Union et d’autres organisations internationales – et indirectement – à raison des pressions politiques de ses voisins occidentaux et de leurs velléités d’extraterritorialité (e.g.  avec le Pilier 2 agréé par l’OCDE et le G20 ou encore les projets de l’Union de mécanisme d’ajustement carbone aux frontières et d’encadrement des subventions étrangères causant des distorsions au sein du marché unique). En revanche, en quittant l’Union européenne, le Royaume-Uni a perdu l’influence qu’il pouvait auparavant exercer au sein des instances communautaires sur les textes fiscaux qu’ils pouvaient jusqu’alors bloquer à travers son droit de veto.

Sources

1  CJCE, gde ch., 13 déc. 2005, aff. C-446/03, Marks & Spencer.

2  CJCE, gde ch., 13 mars 2007, aff. C-524/04, Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation.

3  CJCE, gde ch., 12 sept. 2006, aff. C-196/04, Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas.

4 CJCE, gde ch., 7 sept. 2004, aff. C-319/02, Manninen, pts 28 et 29.

5  Directive 2011/96/UE du Conseil du 30 novembre 2011 concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d’États membres différents

6 Directive 2003/49/CE du Conseil du 3 juin 2003 concernant un régime fiscal commun applicable aux paiements d'intérêts et de redevances effectués entre des sociétés associées d'États membres différents.

7 Directive 2009/133/CE du Conseil du 19 octobre 2009 concernant le régime fiscal commun applicable aux fusions, scissions, scissions partielles, apports d’actifs et échanges d’actions intéressant des sociétés d’États membres différents, ainsi qu’au transfert du siège statutaire d’une SE ou d’une SCE d’un État membre à un autre.

8 Directive (UE) 2017/1852 du Conseil du 10 octobre 2017 concernant les mécanismes de règlement des différends fiscaux dans l'Union européenne.

9 Convention relative à l'élimination des doubles impositions en cas de correction des bénéfices d'entreprises associées (90/436/CEE).

10 Directive (UE) 2016/1164 du Conseil du 12 juillet 2016 établissant des règles pour lutter contre les pratiques d'évasion fiscale qui ont une incidence directe sur le fonctionnement du marché intérieur.

11 Directive (UE) 2017/952 du Conseil du 29 mai 2017 modifiant la directive (UE) 2016/1164 en ce qui concerne les dispositifs hybrides faisant intervenir des pays tiers.

12 SA.44896.

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Emmanuel Raingeard de la Blétière

Emmanuel Raingeard de la Blétière

Avocat, Associé, PwC Société d'Avocats

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