Incompatibilité de l’amortissement du fonds commercial des petites entreprises avec la loi fiscale

L’amortissement du fonds commercial d’une petite entreprise en comptabilité ne permet pas sa déduction fiscale si ses effets bénéfiques sur l’exploitation ne prennent pas fin à une date déterminée.

Avis CE 8 septembre 2021 n° 453458, SELARL Pharmacie de Bracieux, publié au recueil Lebon

Une société exploite une pharmacie issue de la fusion des deux officines de la même commune. Elle a inscrit les deux fonds commerciaux à l’actif de son bilan. La société remplit les conditions pour être qualifiée de petite entreprise au sens de l’article L 123-16 du code de commerce (Ndlr : soit ne dépassant pas trois des deux seuils suivants : total de bilan de 6 M €, chiffre d’affaires de 12 M €, et effectif de 50 salariés, conformément à l’art. D 123-200 dans sa rédaction issue du décret 2019-539 du 25 mai 2019). La société décide d’amortir ses fonds commerciaux sur dix ans, conformément à la faculté offerte par l’article 214-3 du PCG (Ndlr : cet article permet d’amortir comptablement sur dix ans le fonds commercial d’une petite entreprise, sans devoir apporter la preuve de sa durée d’utilisation limitée), et déduit ces amortissements pour la détermination de son résultat fiscal.

L’administration refuse la déduction fiscale des amortissements comptables des fonds commerciaux, considérant que l’entreprise pouvait seulement constituer des provisions pour dépréciation, à condition toutefois de justifier d’une dépréciation effective.

Le TA sollicite l’avis du Conseil d’Etat, afin de savoir si la société pouvait déduire ces amortissements de son résultat fiscal ou bien si elle devait procéder à leur réintégration extracomptable.

Le Conseil d’Etat considère :

  • qu’il résulte des articles 39-1 du CGI et 38 sexies de l’annexe III du CGI qu’un élément d'actif incorporel identifiable, y compris un fonds de commerce, ne peut donner lieu à une dotation à un compte d'amortissement que s'il est normalement prévisible, lors de sa création ou de son acquisition par l'entreprise, que ses effets bénéfiques sur l'exploitation prendront fin à une date déterminée ;
  • que si le cinquième alinéa de l'article 214-3 du PCG permet à une petite entreprise au sens de l'article L 123-16 du code de commerce d'amortir sur 10 ans l'ensemble des fonds commerciaux inscrits à l'actif de son bilan, il ne subordonne pas l'exercice de l'option qu'il prévoit à la condition, prévue par la loi fiscale, que les effets bénéfiques sur l'exploitation du fonds commercial dont il s'agit prennent fin à une date déterminée ;
  • qu’en raison de l'incompatibilité de cette règle comptable avec la règle législative, propre à la détermination de l'assiette de l'impôt, une petite entreprise qui met en oeuvre l'option prévue à l'article 214-3 du PCG ne saurait s'en prévaloir pour la détermination de son résultat fiscal.

Le regard de nos experts :

Fidèle à sa jurisprudence constante en la matière, le Conseil d’Etat vient rappeler au cas d’espèce sa position au sujet de la connexion « fiscalo comptable» au terme de laquelle lorsqu’une entreprise exerce régulièrement une option entre deux modes de comptabilisation qui lui est offerte par la réglementation comptable, elle n’est fondée à en tirer les conséquences fiscales qu’en l’absence de disposition législative ou réglementaire propre à la détermination de l’assiette de l’impôt et incompatible avec les règles comptables1.

La question posée était ainsi de savoir si la loi fiscale pouvait être interprétée comme autorisant les petites entreprises définies à l'article L 123-16 du Code de commerce à amortir leurs fonds commerciaux - dont la définition est différente de celle d’un fonds de commerce en droit commercial2 - sur dix ans sans avoir à justifier du caractère irréversible de cette dépréciation, comme les règles comptables les y autorisent.

Ainsi, l'article 214-3, al. 5 du Plan comptable général (« PCG ») permet aux petites entreprises définies à l'article L 123-16 du Code de commerce d'amortir sur dix ans leur fonds commercial alors même que les durées d'utilisation de ces fonds ne seraient pas limitées dans le temps comme le souligne le rapporteur public, Romain Victor, qui s’interroge de plus sur la conformité de ces dispositions au regard de leur objet initial qui était la transposition d’une Directive Européenne relative aux états financiers annuels et consolidés de certaines formes d’entreprises, et aux rapports y afférents3.

Cette Directive, qui ne limite pas, par ailleurs, cette faculté aux petites entreprises, ne prévoit ainsi un amortissement que pour les seuls éléments de l’actif immobilisé « dont la durée d’utilisation est limitée4 ».

Pour répondre par la négative à la question posée, le Conseil d’Etat ne peut ainsi que reprendre les principes dégagés par sa jurisprudence5, qui encadre strictement la possibilité de constater par voie d'amortissement la dépréciation de certains éléments du fonds de commerce, et plus généralement des actifs incorporels, et rappeler :

  •  qu'il résulte des dispositions des articles 39, 1 du Code Général des Impôts (CGI) et 38 sexies de l'annexe III au CGI qu'un élément d'actif incorporel identifiable, y compris un fonds de commerce, ne peut donner lieu à amortissement que s'il est normalement prévisible, lors de sa création ou de son acquisition par l'entreprise, que ses effets bénéfiques sur l'exploitation prendront fin à une date déterminée et ;
  •  que cet élément d'actif incorporel, lorsqu'il fait partie des éléments constitutifs d'un fonds de commerce et qu'il est représentatif d'une certaine clientèle attachée à ce fonds, ne peut donner lieu à un amortissement spécifique que si, en raison de ses caractéristiques, il est dissociable à la clôture de l'exercice des autres éléments représentatifs de la clientèle attachée au fonds.

Le Conseil d'État subordonne donc l'amortissement d'un élément d'actif incorporel à la durée limitée d'utilisation de cet élément dissociable des autres éléments du fonds, i.e., lorsque cette durée n'est pas limitée, l'entreprise peut seulement constituer une provision pour dépréciation à la clôture de chaque exercice à condition de respecter les conditions prévues à l'article 39, 1-5° du CGI.

La doctrine administrative va dans le même sens et n’a pas été modifiée depuis l’entrée en vigueur des dispositions des articles 214-3, al 5 du PCG à compter du 1er janvier 20166.

Une ancienne réponse ministérielle, non reprise dans le Bofip, précisait également que le « goodwill » - ou écart d'évaluation de l'actif net d'une entreprise dégagé lors de son rachat – ne pouvait être fiscalement amorti que s’il était dissociable des autres éléments du fonds de commerce et que s'il était prévisible, lors de son acquisition ou de sa création, que ses effets bénéfiques sur l'exploitation prendraient fin à une date déterminée7.

Certains auteurs regretteront cette distorsion « fiscalo-comptable » confirmée par cette décision au motif que l’approche comptable reflète mieux que l’approche fiscale la réalité des petites entreprises dans le contexte actuel et l’absence de coordination entre les autorités comptables et fiscales lors de l’élaboration des dispositions précitées8.

Néanmoins, comme le souligne le rapporteur public dans ses conclusions9, il n’est pas certain que le législateur « qui n’est intervenu que pour habiliter le Gouvernement à légiférer par ordonnance en ce qui concerne la simplification de la présentation des comptes sociaux, aurait implicitement décidé que l’acquisition des fonds commerciaux des petites entreprises serait financée dans une proportion égale au taux de l’impôt sur les bénéfices par le budget de l’Etat ».

A défaut d’une modification des dispositions du CGI ou d’un changement de doctrine de l’administration fiscale, il semble aujourd’hui que cette distorsion ait vocation à perdurer à terme et que l’amortissement des actifs incorporels reste l’exception comme cela est le cas pour certains éléments représentatifs de droits d'exploitation, tels que des logiciels ou des brevets et que la provision pour dépréciation demeure la règle.

Le projet de loi de finances pour 2022 propose ainsi d’inscrire dans la loi un principe général de non-déductibilité fiscale de l’amortissement comptable des fonds commerciaux alors même que, paradoxalement, ledit projet10 envisage d'autoriser temporairement la déduction fiscale des amortissements constatés en comptabilité pour les fonds commerciaux acquis entre le 1er janvier 2022 et le 31 décembre 2023 dont la portée ne semble pas - à ce stade - limitée aux petites entreprises11.

Sources

1 Conseil d’Etat, Min. c/ SA GH Mumm & Cie 10ème et 9ème ss, 13 juil. 2011, n° 311844, T. p. 898, RJF 2011 n° 1130, concl. J. Boucher BDCF 20101 n° 121.

2 Le fonds commercial doit être distingué du fonds de commerce. Sont comptabilisés dans le poste 207 « Fonds commercial » les éléments incorporels du fonds de commerce qui ne font pas l'objet d'une comptabilisation séparée au bilan et qui concourent au maintien et au développement du potentiel de l'entreprise. Le fonds commercial ne concerne qu'un élément résiduel du fonds de commerce et est composé essentiellement de la clientèle, de l'achalandage, de l'enseigne ou encore du nom commercial (mémento comptable n°31985).

3 Directive 2013/34/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative aux états financiers annuels, aux états financiers consolidés et aux rapports y afférents de certaines formes d'entreprises, modifiant la directive 2006/43/CE du Parlement européen et du Conseil et abrogeant les directives 78/660/CEE et 83/349/CEE du Conseil relative aux états financiers annuels, aux états financiers consolidés et aux rapports y afférents définissant un cadre européen commun pour la comptabilisation et l’évaluation du « fonds de commerce ».

4 Article 12, §5 de la Directive précitée.

5 CE sect. 1-10-1999 n° 177809 sect., min. c/ Sté « Foncina Particimo » venant aux droits de la SA « Franco-Suisse de Gestion » : RJF 11/99 n° 1324 et concl. G. Goulard p. 832.

6 BOI-BIC-AMT-10-20 n° 320 s.

7 Rép. Plasait : Sén. 28-12-2000 p. 4466 n° 26628.

8 Droit fiscal précité, Note Cl. Lopater et O. Fouquet.

9 Droit fiscal, précité.

10 L’article 6 du Projet de Loi de finances dans sa version en date du 22 septembre 2021 précise ainsi que :« Le 1 de l’article 39 du code général des impôts est ainsi modifié : 1° Après le premier alinéa du 2°, sont insérés deux alinéas ainsi rédigés : « Toutefois, ne sont pas admis en déduction les amortissements des fonds commerciaux. Par dérogation à l’alinéa précédent, sont admis en déduction les amortissements constatés dans la comptabilité des entreprises au titre des fonds commerciaux lorsqu’ils sont acquis à compter du 1 er janvier 2022 et jusqu'au 31 décembre 2023 ».

11 A la lecture de l’exposé des motifs de l’article 6 du projet de Loi de finances précité, on notera tout de même une référence aux travailleurs indépendants puisque il est indiqué que « ce dispositif temporaire permettra, dans le contexte de sortie de la crise liée à l’épidémie de Covid-19, de soutenir la reprise de l’activité économique, dès lors que l’entreprise qui achètera un fonds commercial et qui pourra l’amortir comptablement bénéficiera d’une économie d’impôt directement liée à la déduction de l’amortissement du fonds acquis, favorisant ainsi ces opérations d’acquisition et de reprise de fonds. Conformément aux annonces faites par le Président de la République en date du 16 septembre 2021, cette mesure constitue l’un des volets du plan en faveur des travailleurs indépendants. »

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Laurent Samson

Laurent Samson

Avocat, Directeur, PwC Société d'Avocats

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