Transmission universelle de patrimoine et opérations de réorganisation : attention aux angles morts !

Parmi les nombreux enjeux que soulèvent les opérations de réorganisation, l’identification des éventuels actifs et/ou passifs dont le transfert n’est pas automatique constitue sans doute l’un des plus cruciaux.

A titre liminaire, nous précisons que par « réorganisation » nous désignons ici les opérations de fusions, scissions ou assimilées (apport partiel d’actifs notamment) telles qu’encadrées par les Articles L.236-1 et suivants du Code de commerce, à l’exclusion d’autre modalités de restructuration (cession de fonds de commerce, apports de titres, etc.).

Le principe : la transmission universelle du patrimoine

L’Article L.236-3 du Code de commerce dispose que les fusions et scissions entrainent la transmission universelle du patrimoine de la société qui disparait au profit des sociétés existantes ou nouvelles qui le recueillent en tout ou partie ; en conséquence, ces dernières se substituent dans tous les biens, droits ou obligations de la société qui disparait.

La jurisprudence[1] a étendu le champ d’application de ce principe aux apports partiels d’actifs, pour autant que ces derniers soient soumis au régime des scissions. En outre, le principe s’applique uniquement aux actifs et passifs de la branche apportée et peut être écarté par des stipulations expresses dans le traité d’apport partiel d’actif. Il faut toutefois prendre garde à ce que ces exclusions ne remettent pas en cause le caractère complet et autonome de l’activité apportée, sous peine de déchéance des régimes de faveur, notamment en matière fiscale.

Le principe de transmission universelle du patrimoine s’applique de plein droit à l’ensemble des actifs et passifs de la société qui disparait, que lesdits actifs ou passifs soient expressément identifiés ou non aux termes du traité de fusion ou de scission.

Sur le fondement de ce principe dont elle a abondamment fait usage, la jurisprudence donne ainsi de nombreuses illustrations de biens, droits ou obligations dont le bénéfice ou la charge est automatiquement transmis par la société qui disparait aux bénéficiaires de la fusion ou de la scission. A titre d’exemples, on peut citer :

  • Droit pour la société bénéficiaire de se constituer partie civile contre le dirigeant de fait de la société absorbée poursuivi en abus de biens sociaux[2] ;
  • Droit pour la société bénéficiaire de se prévaloir d’une garantie de passif bénéficiant à la société absorbée, en l’absence de stipulations contraires dans la garantie et bien que le bénéfice de cette dernière n’ait pas été expressément identifié dans le traité de fusion[3] ; et
  • Maintien du bénéfice de l’allègement des cotisations sociales résultant de l’accord de réduction du temps de travail conclu par la société absorbée[4].

Un principe qui connait des exceptions !

Comme tout principe, celui de la transmission universelle du patrimoine connait des exceptions. L’objet des présentes n’est pas d’en faire un inventaire exhaustif mais plutôt d’attirer l’attention sur celles que l’on rencontre le plus fréquemment en pratique.

S’agissant des actifs

En premier lieu, en application du principe selon lequel le droit spécial l’emporte sur le droit général, la transmission universelle ne peut s’appliquer à des biens ou droits rendus intransmissibles par une disposition légale expresse[5]. De même, certaines autorisations administratives ne peuvent faire l’objet d’une transmission en raison de leur nature même.

L’intransmissibilité peut être également d’origine contractuelle, que cette dernière ait pour source directe une stipulation restrictive expresse ou résulte indirectement du caractère intuitu personae (c’est-à-dire que la convention considérée a été conclue avec pour élément déterminant la personne des cocontractants) de la convention en cause ; dans une telle hypothèse, l’obtention de l’accord exprès du cocontractant s’impose si la société bénéficiaire souhaite continuer à se prévaloir du contrat concerné[6]. Il en va de même pour les contrats administratifs qui sont, par nature, incessibles.

S’agissant du cas particulier des cautionnements dont bénéficiait la société absorbée, une distinction doit être opérée : la caution demeure tenue à une obligation de couverture à raison des créances dont le fait générateur est antérieur à la date d’opposabilité de l’opération de restructuration aux tiers mais ne peut être recherchée pour des créances nées postérieurement qu’avec son consentement exprès (solution désormais codifiée expressément pour les opérations de fusion et de scission à l’Article 2318 du Code civil mais applicable également en matière d’apport partiel d’actif aux termes de la jurisprudence).

En ce qui concerne les passifs

Il est désormais clair, consécutivement à un revirement de jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation qui a aligné sa position sur celle de la Cour de justice de l’Union Européenne[7], que la société bénéficiaire d’une opération de réorganisation peut être condamnée pénalement pour des infractions commises antérieurement par la société qui disparait. Il s’opère en quelque sorte une dévolution à la société bénéficiaire de la responsabilité pénale de la société qui disparait.

En matière de sanctions administratives encourues à raison de manquements réglementaires commis par la société qui disparait, la situation est moins claire : la chambre commerciale de la Cour de cassation, dans un arrêt ancien mais, à notre connaissance, non formellement rapporté à date[8], considère que la société bénéficiaire ne saurait encourir une responsabilité à raison desdits manquements (position qu’elle n’a toutefois pas maintenu en ce qui concerne de sanctions appliquées dans le cadre du droit de la concurrence, sans doute en raison de la jurisprudence européenne en la matière[9]) alors que le Conseil d’Etat a adopté plus récemment, et à plusieurs reprises[10], une position inverse. En conséquence, il nous semble que la prudence doit être de mise en la matière et recommande de considérer que la bénéficiaire est susceptible de faire l’objet de sanctions administratives à raison de manquements commis par la société qui disparait.

La jurisprudence a également eu à se prononcer sur d’autres dettes de natures diverses (amende civile, astreinte, remise en état de site…) mais en faire le relevé complet serait fastidieux en ce qu’il ne permettrait pas de dégager une ligne de démarcation parfaitement claire entre les dettes transmises et celles insusceptibles d’une telle transmission dans le cadre d’une opération de réorganisation.

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Nous espérons que ce bref exposé aura su démontrer que la généralité du principe de transmission du patrimoine dans le cadre d’une réorganisation connait de nombreuses exceptions qui constituent autant d’angles morts que les parties à l’opération de réorganisation doivent s’efforcer d’identifier en amont afin d’en appréhender pleinement les conséquences, le cas échéant en subordonnant la réalisation de l’opération à l’obtention d’accords préalables. C’est pourquoi il est primordial, dans ce cadre, de se livrer à de véritables opérations de due diligences préparatoires avec l’assistance de spécialistes afin d’éviter d’éventuels effets de bord indésirables.


[1] Parmi de nombreux exemples, voir : Cass.com. 5 mars 1991 : RJDA 7/91 n°605, Cass.com. 10 décembre 2003 n°1790 : RJDA 3/04 n°312.

[2] Cass.crim. 25 mai 1987 : Bull. crim. n°215.

[3] Cass.com. 10 juillet 2007 n°05-14.358 : RJSA 1/08 n°45.

[4] Cass. 2èmeciv. 16 décembre 2010 n°08-21.985 : RJDA 5/11 n°424.

[5] Cass.3ème civ. 29 février 2012 n°10-27.259 : RJDA 5/12 n°502, à propos d’un mandat de syndic.

[6] Cass.com. 29 octobre 2002 n°1720 : RJDA 3/03 n°263.

[7] CJUE 5 mars 2015 aff. 343/12 : RJDA n°469 et Cass.crim. 25 novembre 2020 n°18-86.955 : RJDA 2/21 n°96).

[8] Cass.com. 15 juin 1999 : RJDA 8-9/99 n°949.

[9] Cass.com. 20 novembre 2001 n°195 : JCP E 2002 p.1146.

[10] CE 30 mai 2007, n°293423 : RJDA 2/08 n°151, CE 17 décembre 2008 n°316000 : RJDA 4/09 n°358 et Avis CE 4 décembre 2009 n°329173 : RJDA 3/10 n°248.

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