Appréciation de la situation déficitaire des sociétés non-résidentes

14/01/22

Les modalités d’appréciation de la situation déficitaire des sociétés non-résidentes percevant des revenus de source française grevés de retenue à la source ouvrant droit à restitution sont précisées par le Conseil d’Etat (applicables aux exercices ouverts avant le 1er janvier 2020).

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Si le principe sous-tendant la jurisprudence Sofina est d’apparence simple, sa déclinaison pratique peut s’avérer plus complexe. Pour rappel, sur renvoi préjudiciel du Conseil d’Etat, la Cour de justice de l’Union européenne avait jugé, le 22 novembre 2018 dans l’affaire Sofina, que la libre circulation des capitaux garantie par les articles 63 et 65 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne s’oppose à l’application de la législation française en vertu de laquelle « les dividendes distribués par une société résidente font l’objet d’une retenue à la source lorsqu’ils sont perçus par une société non-résidente, alors que, lorsqu’ils sont perçus par une société résidente, leur imposition selon le régime de droit commun de l’impôt sur les sociétés ne se réalise à la fin de l’exercice au cours duquel ils ont été perçus qu’à la condition que le résultat de cette société ait été bénéficiaire durant cet exercice, une telle imposition pouvant, le cas échéant, ne jamais intervenir si ladite société cesse ses activités sans avoir atteint un résultat bénéficiaire depuis la perception de ces dividendes »[1]. Elle a, ce faisant, ouvert la possibilité pour les sociétés non-résidentes déficitaires de réclamer la restitution de la retenue à la source frappant les revenus de source française.

Nonobstant, le prisme sous lequel la situation déficitaire de ces sociétés non-résidentes devait être appréhendée n’avait pas été défini par les juges de Luxembourg. Palliant cette carence, sans éprouver le besoin de saisir de nouveau ces derniers à titre préjudiciel, le Conseil d’Etat a considéré, à l’invitation de sa rapporteure publique Emilie Bokdam-Tognetti qui avait « notamment entendu épargner aux sociétés concernées la charge administrative excessive qu'aurait représentée, pour l'obtention d'une telle restitution limitée à la retenue à la source ayant frappé les seuls dividendes de source française, le retraitement de l'intégralité de leur résultat fiscal selon l'ensemble des règles applicables à la détermination des bénéfices passibles de l'impôt sur les sociétés en France, édictées par le CGI »[2], qu’il convenait de se référer à « la législation de [l’] Etat de résidence » des sociétés non-résidentes[3] au risque pourtant de créer des discriminations à rebours qu’il cherche désormais à juguler.

En effet, en l’espèce, la société Filux, établie au Luxembourg, avait perçu au cours des années 2011 à 2014 des dividendes distribués par des sociétés françaises, lesquels ont fait l’objet de retenues à la source au taux de 15 % en application des dispositions de l’article 119 bis, 2 du Code général des impôts alors applicables. Excipant de sa situation déficitaire, elle a sollicité la restitution de ces prélèvements à l’aune de la jurisprudence Sofina, ce qui lui fut accordé par la cour administrative d’appel de Versailles au regard d’une attestation d'un cabinet d'expert-comptable qu’elle avait produit dont il ressortait que « sur la base des déclarations fiscales remises aux autorités compétentes » la société Filux « était en situation fiscale déficitaire pour les années d'imposition 2009 à 2016 (après imputation des pertes fiscales reportables, le cas échéant) ». Ce pourvoi en cassation amenait donc le Conseil d’Etat à trancher deux nouveaux points de droit :

1. Les retraitements à opérer au résultat étranger 

Pour le Conseil d’Etat, le renvoi à la législation de l’Etat de résidence de la société non-résidente n’exclut pas tout retraitement ou vérification. Au contraire, il estime, qu’afin d'assurer un traitement équivalent avec une société déficitaire établie en France, le caractère déficitaire du résultat de la société non-résidente déterminé au regard de la législation de son État de résidence doit être apprécié en tenant compte des dividendes dont l'imposition fait l'objet de la demande de restitution au titre de l'exercice et, lorsque la législation de l'État de résidence autorise le report des déficits, des éventuels dividendes ayant ouvert droit à une restitution au titre d'exercices antérieurs. A défaut, une discrimination à rebours naîtrait puisqu’une société établie en France n’est pas imposée, au titre de l’exercice de leur perception, sur les dividendes inéligibles au régime des sociétés mères qu’elle reçoit uniquement dans la limite du montant du déficit qu’elle dégage ou impute par ailleurs. D’après les conclusions de la rapporteure publique, il n’y aurait pas d’autres vérifications à procéder.

2. Les éléments probatoires autorisés

Conformément à l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, la charge de la preuve de la situation déficitaire de la société non-résidente incombe à cette dernière. Souple et toujours pragmatique dans son approche, le Conseil d’Etat soumet néanmoins la dialectique de la preuve à un régime de preuve objectif. Emilie Bokdam-Tognetti, dans ses conclusions sous cette affaire, plaidait en outre en faveur d’un mode de preuve libre qui nous parait avoir été avalisé par le Conseil d’Etat. En d’autres termes, et contrairement à la solution suggérée par le ministre de l’action et des comptes publics dans son pourvoi, la restitution de la retenue à la source ne serait pas subordonnée à la production de certains documents (tels que la liasse fiscale étrangère ou une attestation de l'autorité fiscale locale) certifiant la situation déficitaire de la société non-résidente. Toutefois, encore faut-il que les élément présentées par la société non-résidente « soient suffisamment précis ou circonstanciés pour mettre le juge à même de s'assurer que la situation déficitaire de la société dans son État d'implantation tient compte des dividendes dont la retenue à la source fait l'objet d'une demande en restitution, et le cas échéant, des dividendes ayant déjà donné lieu à restitution ou faisant l'objet de demandes de restitution simultanées »[4]. Or, en l’espèce, selon le Conseil d’Etat, l’attestation du cabinet d’expert-comptable, produite par la société Filux, ne permettait de justifier ni du caractère déficitaire des résultats des exercices litigieux ni de la prise en compte effective des dividendes de source française dans l'appréciation de ces déficits. Il cassa donc l’arrêt de la cour administrative d’appel ayant prononcé la restitution des retenues à la source et renvoya l’affaire devant la même juridiction.

Par cette décision, le Conseil d’Etat poursuit ainsi la construction de sa jurisprudence Sofina sans pour autant l’achever à notre sens. D’autres écueils demeurent à trancher, par exemple, dans la situation où le résultat déficitaire de la société non-résidente devient, après prise en compte des revenus de source française, bénéficiaire, la société non-résidente peut-elle prétendre à une restitution partielle de la retenue à la source ? Loin de présenter un seul intérêt rétrospectif, cet arrêt devrait également conforter le législateur dans son choix, lors de l’adoption de l’article 235 quater de Code général des impôts (applicable aux exercices ouverts à compter du 1er janvier 2020) qui avait pour objet de mettre un terme à cette restriction aux libertés fondamentales, de retenir des modalités de détermination de la situation déficitaire des sociétés non-résidentes empruntant une logique similaire.


[1] CJUE, 22 nov. 2018, aff. C-575/17, Sofina e.a.

[2] Conclusions de la rapporteure publique Emilie Bokdam-Tognetti sous l’affaire Sté Filux (n° 433212).

[3] CE, 27 févr. 2019, Sté Sofina et autres, n° 398662 et autres.

[4] Conclusions de la rapporteure publique Emilie Bokdam-Tognetti sous l’affaire Sté Filux (n° 433212).


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Paul Mispelon

Paul Mispelon

Avocat, Senior Manager, PwC Société d'Avocats

Valentin Leroy

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Directeur, PwC Société d'Avocats

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