Obligation de vigilance et solidarité pour le paiement de l’impôt dû par le sous-traitant

Le manquement à l’obligation de vigilance prévue à l’art. L 8222-1 du code du travail permet à l’administration fiscale de poursuivre auprès du donneur d’ordre, qui en est le débiteur solidaire, le recouvrement de l’impôt dû par le sous-traitant

CE 22 mars 2023  n° 456631, Sté Bovendis, mentionné au recueil Lebon

Une société A emploie du personnel mis à sa disposition par la société d’intérim B dans le cadre de son activité de boucherie. A l’occasion d’un contrôle fiscal, l’administration fiscale met à la charge de la société B diverses impositions supplémentaires au titre de l’IS, de la TVA et de certaines taxes assises sur les salaires. 

La société A est appelée au paiement d'une partie de ces impositions en sa qualité de donneur d’ordre, sur le fondement de l’art. 1724 quater du CGI, en proportion des recettes qu'elle a apportées à la société B en rémunération des services dont elle a bénéficié.

Le CE rappelle que le donneur d’ordre :

  • qui n'a pas procédé à l'ensemble des vérifications prévues à l'article L 8222-1 du code du travail et précisées par décret, 

- notamment la vérification de l'authenticité de l'attestation prévue à l'art. L 243-15 du CSS,

- est tenu solidairement au paiement des sommes dues au Trésor public et aux organismes de protection sociale par le cocontractant qui a fait l'objet d'un procès-verbal pour délit de travail dissimulé, à due proportion de la valeur des travaux réalisés, des services fournis, du bien vendu et de la rémunération en vigueur dans la profession.

  • est considéré comme ayant procédé aux vérifications requises, y compris celle de l'authenticité de l'attestation remise par son cocontractant, 

- lorsqu'il s'est fait remettre par ce cocontractant les documents énumérés par l'article D. 8222-5 du code du travail, 

- à moins d'une discordance entre les déclarations mentionnées sur ces documents et les informations dont le donneur d'ordre pouvait avoir connaissance, telles que l'identité de son cocontractant ou le volume d'heures de travail nécessaire à l'exécution de la prestation, 

- ou que, s'agissant de l'authenticité de l'attestation prévue à l'article L 243-15 du CSS, l'administration établisse que celle-ci n'émane pas de l'organisme chargé du recouvrement des cotisations et contributions dues par le cocontractant.

Le CE juge au cas d'espèce que la CAA a dénaturé les pièces du dossier en jugeant que la société A pouvait être tenue au paiement solidaire des impositions supplémentaires mises à la charge de la société B.

  • au motif qu'il ne résultait pas de l'instruction que les attestations de fourniture des déclarations sociales et de paiement des cotisations et contributions de sécurité sociale remises par la société B émanaient de l'Urssaf ;

  • alors que l'administration ne soutenait pas que ces attestations étaient frauduleuses et qu'aucune pièce du dossier qui lui était soumis ne permettait d'émettre un doute sur leur authenticité.

Découvrez l'arrêt

CE 5 juillet 2022, n° 458293, Sté Bouygues TP, mentionné au recueil Lebon

Dans le cadre de sa participation à la construction des infrastructures d’un réacteur nucléaire, la société A recourt à divers prestataires, et notamment à la société de droit chypriote B qui met du personnel à sa disposition. Cette dernière ne respecte pas les obligations déclaratives sociales lui incombant en France. L’Urssaf estime que la société A n’a pas respecté l’obligation de vigilance prévue par les art. L 8222-1 et s. du code du travail. A la suite d'une vérification de comptabilité, l'administration considère que la société B a exercé son activité en France par l’intermédiaire d’un établissement stable et adresse à la société B une proposition de rectification qui l’assujettit, pour sa période d’activité en France, à la TVA, aux taxes d'apprentissage et de formation professionnelle continue, à l’IS, à la CVAE et à la retenue à la source relative aux bénéfices réalisés en France par les sociétés étrangères. Ces impositions sont mises en recouvrement. En l'absence de paiement par la société B, l'administration, appliquant l'art. 1724 quater du CGI, notifie à la société A, en sa qualité de débiteur solidaire, un avis de mise en recouvrement (« AMR ») des sommes mises à la charge de la société B. 

La société A soutient que l’AMR adressé à la société B ne lui a pas été régulièrement notifié et que la mise en œuvre de la procédure de solidarité financière de l’art. 1724 du CGI ne respecte pas les principes constitutionnels d’égalité devant la loi et les charges publiques. Elle défend à titre subsidiaire que la société B ne disposait pas d’un établissement stable en France. 

La CAA donne raison à l’administration. 

En ce qui concerne la notification de l’AMR

Le CE juge que :

L’AMR ayant été :

  • adressé par voie postale sous pli unique, à l'adresse du siège social de la société B à Chypre, telle que portée sur les documents contractuels qui la liaient à la société A ;
  • présenté une première fois sans succès au destinataire, ainsi que l'établissent les mentions portées sur l'enveloppe et sur l'attestation produite par les services postaux chypriotes ;

  • retourné à l'administration en raison de l'absence de réclamation du pli, après une seconde tentative de présentation également infructueuse ;

La CAA a pu, sans erreur de droit : 

  • juger que ces éléments apportaient la preuve suffisante de la notification régulière de l’AMR, avant l'expiration du délai de reprise, à l'égard de la société B 

  • sans rechercher si un avis de passage conforme aux prescriptions de la réglementation postale française avait été remis

  • alors que le BOI-REC-PREA-10-10-20 n° 190 qui prévoit, en cas de notification d’un AMR par voie postale à l’étranger, le retour d’un accusé de réception signé par le destinataire ne s’applique qu’en matière d’établissement de l’impôt et non en matière de recouvrement.

② En ce qui concerne le respect des principes constitutionnels d’égalité devant les charges publiques

Le CE, après avoir visé les art. L 8222-1 et L 8222-2 du code du travail, ainsi que l’art. 1724 quater du CGI et les art. R 256-1 et R 256-2 du LPF juge que :

La proposition de rectification adressée à la société B mentionnait la teneur précise de trois courriels adressés par celle-ci à l'administration

  • par lesquels elle se bornait à faire valoir qu'elle ne disposait d'aucun établissement stable en France, 

  • dont deux d'entre eux avaient été produits devant les juges du fond 

  • la société A n’ayant pas contesté que ces courriels n'étaient pas utiles à sa défense ;

La CAA ayant ainsi pu, sans méconnaître les principes constitutionnels d’égalité devant les charges publiques, juger que l’administration n’avait privé la société A d’aucune garantie en s’abstenant de lui communiquer ces courriels en sa qualité de débiteur solidaire.

En ce qui concerne la présence d’un établissement stable

Le CE rejette le pourvoi de la société A, relevant que la CAA a jugé :

Au regard de l’art. 209, I du CGI, que la société B avait exploité en France sur la période concernée une entreprise autonome.

  •  en se fondant sur les circonstances de fait établissant que la gestion et la coordination administrative et opérationnelle des travailleurs mis à la disposition de la société A étaient exclusivement assurées par des personnels dédiés,

- installés en France pendant la durée du chantier,

- le siège de la société situé à Chypre n'intervenant que pour réceptionner les documents contractuels et émettre la facturation des prestations,

  • l’arrêt étant ainsi suffisamment motivé et dépourvu d'erreur de droit.

Au regard de l’art. 5 de la convention franco-chypriote du 18 décembre 1981, que la société B avait exercé en France son activité de mise à disposition de personnel au service de la société A par l’intermédiaire d’un établissement stable,

  • ayant disposé en France, sur le site du chantier,

  • d'une représentante légale en charge de la signature des contrats de mission du personnel, de la fourniture des bulletins de paie et de la signature des documents transmis à l'administration française,

  • ce motif étant substitué par le CE à celui de l’arrêt de la CAA.

Découvrir l'arrêt 

Le regard de nos experts

L’article L8222-1 du Code du travail contribue à la lutte contre le travail dissimulé à travers l’obligation de vigilance incombant au donneur d’ordre. En effet, ce dernier doit s’assurer que son sous-traitant a dûment respecté les obligations sociales déclaratives lui incombant en France, pour toute prestation d’un montant de plus de 5.000€ hors taxes sur l’année.

On compte parmi ces obligations, l’immatriculation de la société, la déclaration préalable à l’embauche, la délivrance de bulletins de paie et la déclaration des salaires et cotisations sociales auprès des organismes compétents. Cette vérification peut notamment être effectuée en obtenant de la part du sous-traitant une attestation de vigilance, délivrée par l’URSSAF, qui certifie le respect par le sous-traitant de ses obligations de déclaration et de paiement des charges sociales. Cette vérification doit être effectuée à la signature du contrat de prestation, puis tous les six mois.

En vertu de l’article L 8222-2 du Code du travail, à défaut de respect de l’obligation de vigilance, dans l’hypothèse où le sous-traitant serait condamné pour délit de travail dissimulé, le donneur d’ordre peut  être condamné solidairement :

Au paiement des impôts, taxes et cotisations sociales obligatoires ainsi que des pénalités et majorations dues par son sous-traitant aux administrations fiscales et sociales, 

Au paiement des rémunérations, indemnités et charges dues à raison de l’emploi d’un salarié n’ayant pas fait l’objet d’une déclaration préalable à l’embauche ou de la délivrance des bulletins de paie,

Le cas échéant, au remboursement des sommes correspondant au montant des aides publiques dont il a bénéficié.  

L’article L8222-2 du Code du travail institue ainsi un mécanisme de solidarité financière, permettant de garantir aux organismes de sécurité sociale, comme à l’administration fiscale, le recouvrement des sommes dues par un sous-traitant non solvable. Le Conseil Constitutionnel, saisi par le Conseil d’Etat de la constitutionnalité de cet article à l’occasion d’une QPC, l’a jugé conforme à la Constitution, sous réserve qu’il soit permis au donneur d’ordre de contester la régularité de la procédure, le bien-fondé et l'exigibilité des impôts, taxes et cotisations obligatoires ainsi que des pénalités et majorations y afférentes, au paiement solidaire desquels il est tenu (Cons. Const. 31 juillet 2015 n° 2015-479 QPC). 

Mettant en oeuvre cette décision sur le point de savoir si l’administration devait communiquer au débiteur solidaire, préalablement à la mise en œuvre de la solidarité, les éléments de la procédure d’imposition suivie à l’encontre du débiteur principal, le Conseil d’Etat a considéré que, lorsque l'administration adresse un avis de mise en recouvrement par lequel elle met en oeuvre une solidarité de paiement, telle que celle prévue par l'article 1724 quater du CGI à l'encontre d'une société qui n'a pas procédé aux vérifications prévues à l'article L. 8222-1 du code du travail, elle est tenue de lui adresser,  en vertu des dispositions de l'article R. 256-2 du LPF un avis de mise en recouvrement individuel qui doit comporter les indications prescrites par l'article R 256-1 du LPF. Ces mentions permettent au débiteur solidaire d'obtenir, à sa demande, la communication des documents mentionnés dans cet avis de mise en recouvrement ainsi que de tout document utile à la contestation de la régularité de la procédure, du bien-fondé et de l'exigibilité des impôts, taxes et cotisations obligatoires ainsi que des pénalités et majorations correspondantes au paiement solidaire desquels il est tenu” (CE 22 février 2017 n° 386430). 

La Haute Juridiction a ainsi confirmé la décision de la cour administrative d’appel qui avait jugé qu'aucune disposition législative ou réglementaire n'imposait à l'administration de communiquer au codébiteur solidaire, préalablement à l'avis de mise en recouvrement, les éléments de la procédure d'imposition menée à l'encontre du débiteur principal.Dès réception de l’AMR, le débiteur solidaire est en mesure de demander tous les documents de la procédure suivie à l’encontre du débiteur principal qui lui seraient utiles pour organiser sa propre défense. (voir à ce sujet les conclusions d’Emilie Bokdam-Tognetti sous l’arrêt précité du 22 février 2017).

Ce même raisonnement a été suivi dans la présente décision du 5 juillet 2022, l’absence de communication au donneur d’ordre des courriels et documents échangés entre la société sous-traitante et l’administration n’ayant pas été sanctionnée en l’espèce, dès lors que seule était requise la communication de documents utiles à la contestation de la régularité de la procédure, du bien-fondé et de l'exigibilité des impôts, taxes et cotisations obligatoires ainsi que des pénalités et majorations correspondantes au paiement solidaire desquels l’intéressé est tenu (voir également sur ce point CE Avis 6 juin 2018 n° 418863)

L’arrêt Sté Bouygues TP illustre ainsi l’application des articles L 8222-1 et 8222-2 du Code du travail, offrant un exemple pratique des possibles conséquences du manquement au devoir de vigilance et démontrant que toutes les entreprises, quelle que soit leur taille, doivent porter une attention particulière à cette obligation sauf à s’exposer à des conséquences pécuniaires particulièrement lourdes.

Il résulte enfin de l’arrêt Sté Bovendis du 22 mars dernier que l’administration, si elle entend contester les vérifications opérées par le donneur d’ordre au regard des dispositions de l’art. D 8222-5 du CSS, doit, en cohérence avec les dispositions dudit article,  établir l’absence d’authenticité des attestations. 


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Corinne  Guyot Chavanon

Corinne Guyot Chavanon

Avocat, Associée, PwC Société d'Avocats

Marie-Hélène Pinard-Fabro

Marie-Hélène Pinard-Fabro

Avocat, Directeur, PwC Société d'Avocats

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