Evaluation de titres non cotés : notion d'écart significatif

L’évaluation de titres de sociétés est un exercice éminemment subjectif assorti d’enjeux fiscaux significatifs, puisque la valeur retenue influe directement sur l’assiette de l’impôt sur les plus-values et sur celle des droits d’enregistrement, l’administration fiscale étant en mesure de prendre en compte la valeur vénale des titres cédés pour fonder un redressement. Soulignons notamment qu’en matière d’impôts directs, une insuffisance de prix par rapport à la valeur vénale des titres cédés est analysée comme une libéralité constitutive d’un acte anormal de gestion, impliquant le redressement du cédant au taux normal de l’impôt quand bien même la plus-value, si elle avait été correctement calculée, aurait pu relever du régime du long terme. Du côté de l’acquéreur, le redressement entraine l’imposition d’un revenu distribué correspondant à l’avantage reçu. Le pouvoir de rectification de l’administration s’exerce bien entendu sous le contrôle du juge administratif et du juge judiciaire, qui s’efforcent de guider l’exercice d’évaluation avec le souci de préserver au mieux la sécurité juridique, à l’aide de principes ayant trait, d’une part, à l’emploi des méthodes d’évaluation et, d’autre part, à l’existence d’une possible marge d’appréciation.

Plusieurs méthodes d’évaluation doivent en principe être combinées et une marge d’appréciation est acceptée par la jurisprudence …

La jurisprudence rappelle régulièrement que « la valeur vénale d'actions non cotées en bourse sur un marché réglementé doit être appréciée compte tenu de tous les éléments dont l'ensemble permet d'obtenir un chiffre aussi voisin que possible de celui qu'aurait entraîné le jeu normal de l'offre et de la demande à la date où la cession est intervenue. L'évaluation des titres d'une telle société doit être effectuée, par priorité, par référence au prix d'autres transactions intervenues dans des conditions équivalentes et portant sur les titres de la même société ou, à défaut, de sociétés similaires. Toutefois, en l'absence de transactions intervenues dans des conditions équivalentes et portant sur les titres de la même société ou, à défaut, de sociétés similaires, l'administration peut légalement se fonder sur l'une des méthodes destinées à déterminer la valeur de l'actif ou sur la combinaison de plusieurs de ces méthodes » (V. CE 7 avril 2023 n° 466247). Ce considérant de principe issu de la jurisprudence du Conseil d’Etat démontre la difficulté de l’exercice qui doit néanmoins permettre d’approcher au mieux la valeur vénale des titres cédés.

En ce qui concerne les méthodes, il ressort de la jurisprudence que la méthode par comparaison doit être retenue par priorité à chaque fois qu’il est possible de se référer à des transactions comparables. Lorsque cette méthode est employée, elle ne peut être combinée avec aucune autre méthode (CE 21 octobre 2016 n° 390421).

A défaut de transaction pertinente permettant d’employer la méthode par comparaison, les autres méthodes peuvent être mises en œuvre. Ces méthodes s’articulent en deux grandes catégories :

  • L’approche patrimoniale, qui vise à valoriser l’entreprise à partir de son actif net réévalué,

  • L’approche économique fondée sur la rentabilité dégagée par l’entreprise : à cet égard l’administration, dans son guide relatif à l’évaluation des entreprises et des titres de sociétés (novembre 2006) met notamment en avant la valeur de productivité, qui consiste à capitaliser le résultat net produit par l’activité, la valorisation par un multiple du résultat d’exploitation ou de l’EBE, la valorisation par la marge brute d’autofinancement ou encore la valeur de rendement qui se fonde sur le bénéfice distribué. La méthode DCF, très employée par les praticiens de l’évaluation, est admise par l’administration mais non mise en œuvre directement par cette dernière faute de pouvoir établir des plans d’affaires.

L’administration préconise ainsi une combinaison de méthodes et justifie cette préconisation par le fait qu’elle est reconnue par les juges et offre, selon elle, une meilleure garantie aux contribuables. Le guide précise toutefois que « toutes les méthodes n’ont pas le même poids selon la nature, l’activité ou la taille de l’entreprise » et que « la combinaison des méthodes ne constitue pas un principe intangible ». La jurisprudence fait généralement prévaloir une combinaison de méthodes (voir notamment CE 10 décembre 2010 n° 308050 et Cass. Com. 9 février 2022 n° 19-22861), mais il résulte du considérant de principe rappelé ci-dessus issu de l’arrêt du 7 avril 2023 que l’emploi d’une méthode unique reste possible dans certaines circonstances. L’administration et la jurisprudence se montrent donc en phase sur ce point.

En ce qui concerne l’existence d’une marge d’appréciation, la jurisprudence n’autorise la remise en cause d’une évaluation qu’en présence d’un écart significatif entre le prix retenu et la valeur vénale des biens cédés. La référence à cette notion est apparue dans le cadre de l’arrêt Thérond (CE 28 février 2001 n° 199295), où était en cause la taxation du bénéficiaire d’une libéralité dans la catégorie des revenus de capitaux mobiliers, en tant que bénéficiaire de revenus réputés distribués sur le fondement de l’art. 111,c du CGI. Le Conseil d’Etat a jugé dans cette affaire « que la preuve d’une (…) distribution occulte doit être regardée comme apportée par l’administration lorsqu’est établie l’existence, d’une part, d’un écart significatif entre le prix convenu et la valeur vénale du bien cédé, d’autre part, d’une intention, pour la société, d’octroyer, et, pour le cocontractant, de recevoir, une libéralité du fait des conditions de la cession ». Cette notion est régulièrement reprise depuis lors (V. notamment CE 20 avril 2021 n° 437991 et CE 2 juin 2022 n° 448893).

Aucune indication quantitative ne figurait cependant dans l’arrêt Thérond, et c’est plus tardivement que l’idée d’un écart minimum de 20 % a été expressément évoquée par le rapporteur public Laurent Olléon qui a précisé qu’il lui semblait « exclu de regarder comme significatif un prix qui ne s'écarterait pas de moins de 20 % de la valeur vénale estimée » (conclusions sous CE 3 juil. 2009 n° 301299). La doctrine a alors paru prendre acte du fait que le dépassement d’un seuil de 20 % s’imposait comme une condition nécessaire mais non suffisante pour qu’une libéralité puisse être caractérisée, un écart plus élevé ne traduisant en revanche pas nécessairement, à lui seul, une libéralité justifiant une rectification (V. chronique Vincent Daumas, L’insoutenable légèreté des gains issus de capitaux mobiliers, RJF 12/09, p. 949). La décision précitée du 10 décembre 2010 est venue compléter ce tableau, précisant que le juge était, sous peine d’erreur de droit, placé devant la nécessité de rechercher l'existence d'un écart significatif. Dans cette affaire, un écart de 14,75 % entre le prix de cession et la valeur vénale de titres de société a été jugé non significatif.

… mais certaines adaptations peuvent être justifiées par des circonstances particulières

A l’occasion d’une nouvelle décision relative à la valorisation de titres que l’administration estimait cédés pour un prix minoré, le Conseil d’Etat complète sa jurisprudence en jugeant qu’un écart de 14,1 % entre le prix de cession retenu par les parties et la valeur réelle des titres cédés est significatif, ce qui justifie la réintégration de cet écart au résultat fiscal de la société cédante, sous la qualification de libéralité imposable au taux de droit commun de l’impôt sur les sociétés (CE 7 avril 2023 n° 466247).

Etait en cause dans cette affaire la cession par la société Crédit Agricole Leasing et Factoring (CALF) de l’intégralité des titres non cotés de la société Slibail Longue Durée (SLD) à une autre filiale du groupe Crédit Agricole pour le prix de 61 M€. La société SLD était en cessation d’activité et son actif net était composé, à hauteur d’environ 99 % de son montant, par de la trésorerie ou équivalent. La part résiduelle des actifs correspondait au parc de véhicules existants, qui avait cessé d’être renouvelé. L’administration avait évalué les titres cédés en se fondant sur la seule méthode patrimoniale et estimait la valeur vénale de ces derniers à la somme de 71 M€. Elle avait ainsi rehaussé le résultat fiscal de la société cédante d’un montant d’environ 10 M€ correspondant, selon elle, à une libéralité. 

Saisi par la société contribuable, le tribunal administratif de Montreuil avait rejeté la méthode d’évaluation retenue par l’administration en jugeant que cette dernière n’établissait pas que le seul recours à la méthode patrimoniale reflétait la réalité de la valeur vénale des titres cédés alors que le recours à une combinaison de plusieurs méthodes aurait permis de mieux déterminer la valeur de l’actif ou d’une fraction du chiffre d’affaires.

Devant la cour administrative d’appel, la société contribuable soutenait que l’administration aurait dû procéder à une combinaison de méthodes en se fondant notamment sur la méthode dite de productivité, afin de tenir compte de la rentabilité de la société SLD, en incluant un coefficient de risque lié à l’entreprise, prenant en compte le risque interne d’exploitation et le risque externe lié à la concurrence et à la technologie. La cour avait cependant balayé ces arguments en jugeant qu’une société en cours de cessation d’activité ne courait pratiquement aucun risque de perte de productivité. Elle avait également écarté la prise en compte de facteurs de décote pour risques, pour fiscalité latente ou pour non-liquidité, considérant que l’existence de risques sur le portefeuille de placements de trésorerie d’environ 70 M€ n’était pas établie, qu’aucun élément ne permettait de retenir une décote pour fiscalité latente et que la société ne pouvait se prévaloir d’une décote pour non-liquidité, dès lors que la cession avait été réalisée à l’intérieur du groupe. La cour avait cependant jugé que l’écart de 14,1 % entre le prix de cession retenu et la valorisation effectuée par l’administration n’était pas significatif et avait en conséquence écarté toute libéralité (CAA Versailles, 25 octobre 2018 n° 16VE00951).

A l’occasion d’une première décision, le Conseil d’Etat (CE 26 octobre 2021 n° 426462) avait annulé la décision de la cour administrative d’appel pour contradiction de motifs. Comme le souligne la rapporteure publique Céline Guibé dans ses conclusions sous l’arrêt du 7 avril 2023, cette contradiction consistait à juger un écart de 14 ,1 % non significatif tout en acceptant la position de l’administration excluant tout aléa quant à l’évaluation des titres, et validant de ce fait le recours à la méthode mathématique, sans décote, au motif que l’actif de la société cédée était essentiellement composé de placements de trésorerie.

Alors que la cour, sur renvoi, avait peu ou prou maintenu sa décision antérieure, le Conseil d’Etat annule le second arrêt d’appel et, réglant l’affaire au fond, réaffirme sa jurisprudence sur deux points :

Sur le terrain de la méthode d’évaluation, le Conseil d’Etat rappelle les circonstances très spécifiques de l’espèce, puisque la société SLD était en cessation progressive d’activité et que son actif était principalement composé de liquidités sans risque. La Haute Juridiction juge que dans de telles circonstances, l’administration pouvait valablement recourir à la seule méthode d’évaluation patrimoniale. Dans ses dernières écritures, la société ne contestait d’ailleurs plus le recours à cette seule méthode, mais elle soutenait sur la base d'un rapport d'évaluation établi à sa demande par un expert, que plusieurs décotes devaient être appliquées, ce que réfute le Conseil d’Etat. En effet : 

  • les véhicules pouvaient valablement être évalués pour leur valeur nette comptable. Selon les conclusions de Céline Guibé, ils avaient été amortis sur 5 ans, durée normale pour des véhicules en leasing, et aucun élément ne démontrait l’existence d’un risque autre que négligeable que leur valeur résiduelle soit inférieure à leur vénale ;

  • une décote destinée à tenir compte de la charge fiscale dont la société cessionnaire devrait s’acquitter pour appréhender la trésorerie de la société SLD, n’était pas non plus justifiée dès lors que, selon les conclusions de la rapporteure publique, une telle charge n’était pas certaine, une transmission universelle de patrimoine en franchise d’impôt apparaissant comme une solution adéquate ;

  • une décote pour absence de garantie de passif ne paraissait pas non plus justifiée dès lors que, toujours selon les conclusions, la société avait progressivement cessé son activité, qu’elle se bornait à exécuter les contrats en cours, la gestion de sa flotte étant déléguée à une autre société du groupe et qu’elle n’employait aucun personnel salarié, ce qui rendait quasi nul le risque d’apparition d’un passif postérieurement à la date de cession des titres alors que le rapport d’évaluation ne faisait apparaitre aucun contentieux en cours.

  • enfin la société invoquait une décote pour fiscalité latente et une décote pour charges de liquidation du parc de véhicules mais n’apportait aucune justification à l’appui.

Sur le terrain de l’écart significatif, le Conseil d’Etat tire également les conséquences de la situation particulière de la société et juge que l’écart de 14 ,1 % entre la valeur vénale des titres telle que déterminée par l’administration et le prix convenu entre les parties doit être regardé comme significatif.  A cet égard, Céline Guibé rappelle dans ses conclusions que « Si l’exigence d’un écart significatif a pour principale finalité de tenir compte de l’imprécision normalement attachée à la valorisation de titres non cotés, ou de l’incertitude entourant les prix des transactions réalisées sur un marché très faiblement liquide, dont les variations peuvent refléter les intérêts divers de chaque acheteur à acquérir une participation dans la société, il remplit également un autre rôle, à savoir celui d’éviter une intrusion trop tatillonne de l’administration fiscale dans la vie des entreprises, le contribuable n’étant, comme on le sait, jamais tenu de tirer des affaires qu’il traite le maximum de profits que les circonstances lui auraient permis de réaliser ». Mais elle se laisse convaincre par l’argument de l’administration, admettant qu‘une société puisse être cédée pour sa valeur mathématique lorsqu’elle est en voie de dissolution, qu’elle n’exerce plus qu’une activité résiduelle, n’a plus de salariés, a cédé l’essentiel de ses immobilisations productives et dispose d’un actif principalement composé de liquidités sans risques. Céline Guibé rappelle d’ailleurs que le seuil de 20 % ne doit pas selon elle, être considéré comme un totem, et que la 9è chambre du Conseil d’Etat, dans la décision du 26 octobre 2021 rendue dans la même affaire avait implicitement pris ce parti puisque la Haute Juridiction avait à l’époque considéré que « Le juge apprécie le caractère significatif de l’écart entre le prix de cession et la valeur vénale des titres de société compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce ». 

On retiendra donc de cette décision, qui s’inscrit en fin de compte dans la continuité de la jurisprudence antérieure, que la notion d’écart significatif doit s’entendre comme le corollaire de l’aléa inhérent à l’exercice d’évaluation. Lorsque l’aléa se réduit du fait de circonstances particulières affectant une société, telles que celle d’une activité limitée dans le cadre d’une cessation d’activité programmée, avec un actif composé principalement de trésorerie, les incertitudes liées à l’évaluation diminuent et la marge d’appréciation laissée au bénéfice des parties doit être réduite, un écart inférieur à 20 % pouvant alors s’avérer significatif au sens de la jurisprudence.


Pour aller plus loin

{{filterContent.facetedTitle}}

Suivez notre actualité sur LinkedIn

Contactez-nous

Marie-Hélène Pinard-Fabro

Marie-Hélène Pinard-Fabro

Avocat, Directeur, PwC Société d'Avocats

Sophiane  Jerad

Sophiane Jerad

Stagiaire, PwC Société d'Avocats

Masquer