L'accès au registre des bénéficiaires effectifs par le grand public

15/03/23

Depuis les années 1990, l’Union Européenne poursuit une véritable lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (« LCB-FT »), et ce notamment par l’adoption de six directives « anti-blanchiment » dont la dernière date du 23 octobre 2018 (directive UE 2018/1673).

À l’échelle européenne et nationale, l’intervention des autorités en charge de cette lutte a pour finalité première d’assurer la transparence et la confiance dans tout type de transactions financières. Pour atteindre ces objectifs, les législations européenne et nationale n’ont cessé de renforcer le dispositif LCB-FT au travers de ces directives « anti-blanchiment » et de leurs transpositions.

Transposant la directive (UE) 2015/849 en date du 20 mai 2015, l’ordonnance n°2016-1635 du 1er décembre 2016 a mis en place en France un registre des bénéficiaires effectifs. Initialement, ce registre n’était accessible qu’à certaines autorités compétentes ainsi qu’à toute personne justifiant d’un intérêt légitime.

La directive (UE) 2018/843 en date du 30 mai 2018 a introduit une obligation imposant aux Etats-membres de veiller à rendre l’information sur les bénéficiaires effectifs des sociétés et autres entités constituées sur leur territoire accessible dans tous les cas au grand public (article 30 paragraphe 5, premier alinéa, sous c).

Toutefois, le 22 novembre 2022, la Cour de justice de l’Union Européenne a invalidé les dispositions de l’article 30 de la directive (UE) 2015/849 tel que modifié par la directive (UE) 2018/843 au motif que cet accès du grand public constituait une ingérence grave dans les droits au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel, droits fondamentaux de tout individu respectivement consacrés aux articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (CJUE gde ch., 22 novembre 2022, aff. C-37/20, C-601/20).

La décision de la CJUE est intervenue dans le cadre de deux recours introduits auprès du Tribunal d’arrondissement de Luxembourg par une société de droit luxembourgeois et par son bénéficiaire effectif du fait du refus du LBR (Luxembourg Business Registers) de limiter l’accès du grand public aux informations concernant les bénéficiaires effectifs.

Le Tribunal, constatant un risque disproportionné d’atteinte aux droits fondamentaux des bénéficiaires effectifs, a soumis diverses questions préjudicielles à la CJUE portant sur l’interprétation et la validité de certaines dispositions de la directive 2018/843 au regard de la Charte européenne des droits fondamentaux.

Par sa décision, la CJUE a clairement rappelé que l’objectif d’intérêt général poursuivi par le législateur européen (la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme) ne peut justifier des mesures constituant des ingérences graves dans les droits fondamentaux des individus si lesdites mesures ne sont ni limitées au strict nécessaire ni proportionnées à l’objectif poursuivi.

Si la décision de la CJUE a pu surprendre, en ce qu’elle semble marquer un recul dans la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, elle n’est pourtant pas réellement étonnante d’un point de vue strictement juridique.

Ainsi, le 2 février 2017, le CEPD avait déjà émis un avis sur une série de propositions de la Commission européenne visant notamment à ouvrir l’accès du grand public aux informations sur les bénéficiaires effectifs indiquant sans équivoque : « Dernier point, et non des moindres, les modifications élargissent de manière significative l’accès des autorités compétentes et du grand public aux informations sur les bénéficiaires effectifs en tant qu’instrument de politique visant à faciliter et à optimiser le respect des obligations fiscales. Nous constatons, dans la manière dont cette solution est mise en œuvre, une absence de proportionnalité accompagnée de risques non négligeables et non nécessaires pour les droits des personnes au respect de la vie privée et à la protection des données ».

Le débat suscité par l’accès donné au grand public aux informations sur des personnes physiques n’est pas non plus nouveau en droit interne.

Par une décision en date du 21 octobre 2016, le Conseil constitutionnel avait déclaré contraires à la Constitution les dispositions de l’article 1649 AB, alinéa 2 du Code Général des Impôts instituant un registre public des trusts au motif d’une atteinte au droit au respect de la vie privée disproportionnée au regard de l’objectif de lutte contre la fraude et l’évasion fiscale (Cons. Constit., 21 octobre 2016, n°2016-591 QPC). Le Conseil constitutionnel avait relevé que « la mention, dans un registre accessible au public, des noms du constituant, des bénéficiaires et de l'administrateur d'un trust fournit des informations sur la manière dont une personne entend disposer de son patrimoine et que le législateur, qui n'a pas précisé la qualité ni les motifs justifiant la consultation du registre, n'a pas limité le cercle des personnes ayant accès à ses données ».

La cohérence juridique du raisonnement de la Cour de justice doit également être appréciée au regard du Règlement Général sur la Protection des Données (« RGPD »). Aux termes d’une lettre du 12 mai 2022, le CEPD avait encore ici alerté les institutions européennes, dans le cadre du nouveau paquet législatif LCB-FT du 20 juillet 2021 présenté par la Commission européenne, en leur rappelant l’importance de mieux prendre en compte les principes posés par le RGPD dans l’élaboration de la réglementation LCB-FT.

À la suite de la décision de la CJUE du 22 novembre 2022, de nombreux Etats-membres ont fermé l’accès du grand public aux registres des bénéficiaires effectifs, ce qui n’est pas le cas en France. Dans un communiqué de presse du 19 janvier 2023, le Ministre de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, Monsieur Bruno Le Maire, a indiqué que « les futures modalités d’accès aux données du registre des bénéficiaires effectifs tenant compte de la décision de la CJUE seront définies prochainement, en lien avec les parties prenantes. Elles permettront notamment aux organes de presse et aux organisations de la société civile y ayant un intérêt légitime de continuer à accéder au registre ».

Malgré les remous engendrés par cette décision de la CJUE, une action du législateur national reste attendue. Le droit interne français, permettant aujourd’hui l’accès du grand public aux informations sur les bénéficiaires effectifs, est actuellement contraire aux droits fondamentaux de ces derniers.

Dura lex sed lex.


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Daad Caroline  Chahine

Daad Caroline Chahine

Avocat, Associate, PwC Société d'Avocats

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