L'intérêt financier d'un autre actionnaire n'empêche pas la déduction d'une aide commerciale

CE 29 décembre 2023 n° 455810, SA Compagnie Gervais Danone

Une société française C détient une participation minoritaire (22,58 %) dans une filiale turque à laquelle elle est liée par un contrat de licence de marques. Cette filiale se trouvant dans une situation financière déficitaire incompatible avec la poursuite de son activité selon la règlementation turque, la société C lui consent une subvention d’un montant de 39M€. 

A la suite d’une vérification de comptabilité, l’administration fiscale estime que cette subvention constitue un acte anormal de gestion caractérisant un transfert indirect de bénéfices à l’étranger, et n’en admet la déduction qu’à proportion de la participation de la société C dans la filiale turque. Elle assimile le solde à un revenu distribué au profit de cette dernière, qu’elle assujettit à la retenue à la source de l’art. 119 bis, II du CGI, au taux de 15 % stipulé par la convention fiscale conclue entre la France et la Turquie. 

La CAA confirme les redressements.

Le CE rappelle que, pour justifier de l’existence d’un intérêt commercial de nature à permettre la déduction de l’aide accordée à sa filiale, la société C a fait valoir devant les juges du fond :

  • D’une part, l’importance stratégique du maintien de sa présence sur le marché turc des produits laitiers 

  • D’autre part, la perspective de croissance des produits qu’elle devait recevoir de sa filiale turque au titre des redevances d’exploitation des marques et droits incorporels qu’elle détient.

Le CE juge ensuite que la cour a commis une erreur de droit :

  • En déduisant l’absence d’intérêt commercial de la seule existence d’un intérêt financier de l’actionnaire principal de la filiale turque à procéder à son refinancement ;

  • En se fondant sur la circonstance que les éléments produits par la société ne permettaient pas de tenir pour établies les perspectives alléguées de croissance de vente de ses produits, qui se trouvaient contredites par la circonstance qu’aucune redevance ne lui avait été versée avant 2017 par la société turque en rémunération du droit d’exploiter les marques et droits incorporels qu’elle détient, alors que

  • la circonstance qu’une aide soit motivée par le développement d’une activité, qui, à la date de son octroi, n’a permis la réalisation d’aucun chiffre d’affaires, 

  • est néanmoins susceptible de conférer à une telle aide un caractère commercial lorsque les perspectives de développement de cette activité n’apparaissent pas, à cette même date, comme purement éventuelles.

L’arrêt de la CAA est annulé.

Découvrir l'arrêt

Le regard de nos experts

L’arrêt du Conseil d’Etat du 29 décembre 2023 complète utilement la jurisprudence antérieure relative aux abandons de créances à caractère commercial et clarifie une situation qui pouvait paraitre confuse après la décision de la Cour administrative d’appel de Versailles dans la même affaire (CAA Versailles, 22 juin 2021 n° 19VE03151). La Cour avait en effet confirmé la position de l’administration qui n’admettait la déduction de la subvention qu’à hauteur de la participation minoritaire de la société Cie Gervais-Danone dans le capital de la filiale. Elle avait en outre considéré que l’absence de retombées financières du contrat de licence contredisait l’existence d’un intérêt commercial de la société française à octroyer la subvention.

Cette jurisprudence, rendue à raison de faits antérieurs à la loi de finances rectificative pour 2012, qui a rendu non déductibles les aides à caractère autre que commercial (CGI art. 39,13), parait transposable en l’état actuel du droit.

En ce qui concerne la non-déductibilité de la subvention pour la fraction du capital revenant à l’actionnaire majoritaire

La société Cie Gervais-Danone contestait que la fraction de l’aide puisse constituer un acte anormal de gestion pour la fraction excédant sa quote-part dans le capital de la filiale. Elle défendait en effet l’existence pour elle d’un intérêt commercial à prendre en charge la totalité de la subvention destinée à compenser les pertes de sa filiale, dès lors qu’elle devait impérativement rester présente sur le marché turc des produits laitiers, marché d’importance stratégique à fort potentiel de développement, afin de préserver le renom international de la marque, et qu’elle escomptait de sa filiale des redevances dans un contexte de forte croissance. La cour administrative d’appel avait rejeté ces arguments et donné raison à l’administration, après avoir relevé que l’actionnaire majoritaire à 77,48 % de la société bénéficiaire de l’aide, autre société détenue à 100% par le groupe avait tout autant un intérêt financier à la préservation du renom de la marque, de sorte que les arguments avancés ne permettaient pas de justifier que la charge du refinancement de la société turque ait dû être exclusivement supportée par la SA Compagnie Gervais Danone.

Cette décision revenait indirectement à limiter la déductibilité d’une aide à caractère commercial par application d’un plafond correspondant au produit du besoin de financement de la société bénéficiaire de l’aide par le pourcentage de participation de la société auteur de l’aide. Poussée à l’extrême, cette logique revenait à poser le principe de la non-déductibilité des aides à caractère commercial en l’absence de participation de la société auteur de l’aide dans la société bénéficiaire de l’aide. En effet, dans cette hypothèse, les associés de la société en difficulté auraient eu un intérêt (financier ?) semble-t-il prépondérant, à consentir l’intégralité de l’aide.

La présente décision du Conseil d’Etat censure cette approche, en parfaite cohérence avec la jurisprudence antérieure. En effet, l’existence d’un intérêt commercial à consentir une aide s’apprécie exclusivement au regard de la société qui la consent et, comme le précise la rapporteure publique, Esther de Moustier, dans ses conclusions sous l’arrêt, il a déjà été jugé à plusieurs reprises que l’intérêt qu’un tiers peut retirer d’une aide est indifférent pour apprécier l’intérêt commercial propre de la société qui l’accorde (V. notamment CE, 10 juillet 1992 n° 110213 et CE 28 avril 2006 n° 275147). 

En ce qui concerne la faiblesse ou l’absence de chiffre d’affaires à la date de l’aide

La Cour avait également retenu les arguments de l’administration selon lesquels l’existence d’un intérêt commercial tenant à des perspectives de croissance de l’activité de la société Cie Gervais-Danone sur le marché truc était contredite par les résultats de l’exploitation par la filiale de son contrat de licence exclusive de production et distribution des produits laitiers des marques du groupe Danone. En effet, la société Cie Gervais Danone n’avait perçu aucune redevance de cette filiale depuis l’acquisition de celle-ci en 1998 et n’avait bénéficié d’aucune retombée financière du contrat de licence jusqu’en 2017, alors que la subvention avait été consentie en 2011, et que les redevances reçues depuis 2017 étaient en outre sans commune mesure avec la subvention octroyée.

Ce raisonnement est également censuré par le Conseil d’Etat, la Haute Juridiction ayant récemment confirmé que de simples perspectives de chiffre d’affaires futur pouvaient justifier tout à fait valablement l’existence d’un intérêt commercial d’une société à consentir une aide financière à une société tierce. Le Conseil d’Etat a ainsi jugé que la circonstance qu’une aide soit motivée par le développement d’une activité qui, à la date d’octroi de l’aide, n’avait permis la réalisation d’aucun chiffre d’affaires, était néanmoins susceptible de conférer à l’aide un caractère commercial, à condition que les perspectives de développement de cette activité n’apparaissent pas, à cette même date, comme purement éventuelles (CE 26 juillet 2023 n° 463846, Lamaï).

Pour aller plus loin

{{filterContent.facetedTitle}}

Suivez notre actualité sur LinkedIn

Contactez-nous

Philippe Durand

Philippe Durand

Avocat, Associé, PwC Société d'Avocats

Marie-Hélène Pinard-Fabro

Marie-Hélène Pinard-Fabro

Avocat, Directeur, PwC Société d'Avocats

Masquer