Outils juridiques de protection du dirigeant dans le cadre du devoir de vigilance

Un homme devant une fenetre
  • Publication
  • 08 nov. 2024

Les ordonnances du Tribunal Judiciaire de Paris rendues le 28 février 2023, dont la portée doit certes être relativisée (le tribunal renvoyant au juge du fond le soin de statuer sur le bien-fondé des demandes des ONG), mettent en exergue l’imprécision de l’ESG, notamment en l’absence de décret d’application de la loi sur le devoir de vigilance (Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre), et a fortiori l’insécurité juridique prégnante dans lesquelles se trouvent placées les entreprises, alors que se confirme le passage de l’ESG d’un droit mou à un droit dur.

 

Dans ce contexte, il est nécessaire d’éviter autant que faire se peut que la mise en jeu de la responsabilité de l’entreprise ne rejaillisse sur les dirigeants.

 

Quand bien même les tribunaux français envisagent la responsabilité personnelle des dirigeants de manière restrictive, ces derniers disposent d’outils juridiques de nature à circonscrire les risques de mise en jeu de leur responsabilité, qu’il s’agisse des mécanismes traditionnels et déjà largement utilisés comme la délégation de pouvoirs, ou de dispositifs plus spécifiques induits par la loi sur le devoir de vigilance, lesquels imposent en réalité de revoir non seulement l’organisation et la gouvernance de la société (mise en place de comités, promotion du dialogue entre les parties prenantes dans l’élaboration du plan de vigilance) mais également le dispositif contractuel sur la chaîne de valeur (clauses spécifiques, renvoi à des chartes et codes de conduite, audits réguliers des fournisseurs et sous-traitants pour garantir le respect de leurs engagements).

Les dispositifs traditionnels en droit français

La délégation de pouvoirs

La délégation de pouvoirs est un outil efficace à la disposition du dirigeant lui permettant de s’exonérer de sa responsabilité si celui-ci parvient à démontrer qu’il a délégué ses pouvoirs à un préposé pourvu de la compétence, de l’autorité et des moyens nécessaires, sous réserve toutefois que le délégant n’ait pas pris part personnellement à la réalisation de l’infraction (Cass. Crim 20 mai 2003).

La délégation de pouvoirs doit être expresse, précise, effective et acceptée. En outre, la jurisprudence exige que la délégation soit délimitée dans son objet, une délégation « trop générale » étant considérée comme ambigüe sur son étendue (Crim., 2 sept., 2008, 08-80.408). Le délégataire doit disposer des compétences, de l’autorité et des moyens, matériels comme humains, nécessaires à l’exercice des missions confiées (Crim., 17 oct. 2017, 16-87.249).

L’appréciation restrictive de la responsabilité des administrateurs par les tribunaux

La loi sur le devoir de vigilance place les organes de gouvernance en première ligne, en soulignant que l’identification des risques, leur gestion et la divulgation des résultats, tels que retranscrits dans le rapport de gestion, relèvent de leur champ d’action.

Toutefois, si le texte impose aux administrateurs une implication accrue dans l’élaboration du plan de vigilance dans l’exercice collégial de leur mandat, il n’en reste pas moins que L'Entreprise demeure la personne morale, seule débitrice de l’obligation de reddition d’informations à l’égard des tiers.

S’agissant de la responsabilité des administrateurs à l’égard des tiers, il est rappelé que les tribunaux français n’envisagent leur responsabilité personnelle que de manière stricte, en requérant la preuve d’une faute du dirigeant séparable de ses fonctions sociales. De manière restrictive cela limite le champ d’application aux seules fautes intentionnelles d’une particulière gravité incompatible avec l’exercice normal du mandat (Com. 20 mai 2003, n° 99-17.092).  

Par la suite, la société demeure libre d’agir en responsabilité contre son ou ses dirigeant(s) en cas de violation du devoir de vigilance, par exemple en cas de condamnation de la société ou d’atteinte portée à sa réputation.

Les mécanismes spécifiques induits par la loi sur le devoir de vigilance

Les dispositions de la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CSDD)   

La directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (dite Corporate sustainability due diligence directive, ou directive « CSDD » ou encore « CS3D ») du 13 juin 2024 devra être transposée le 26 juillet 2026.

Suivant le projet initial, la directive prévoit que la mise en jeu de la responsabilité civile des entreprises soit similaire à celle prévue par la loi française, le juge devant apprécier les actions de prévention et d’atténuation déployées par l’entreprise. Toutefois, la directive va au-delà en précisant avec soin la nature desdites actions de prévention et d’atténuation, ce qui confère davantage de lisibilité aux entreprises et leur assure une sécurité juridique relative.

La directive prévoit également expressément des modalités d’exonération de responsabilité des entreprises dès lors que celles-ci démontrent qu’elles ont inséré des garanties contractuelles suffisantes imposant aux partenaires commerciaux de respecter leur Code de conduite ou leur plan de vigilance et qu’elles ont réalisé des audits suffisants pour s’assurer que ces garanties sont effectivement respectées.

En revanche, il était en effet prévu dans le projet de directive que les administrateurs devaient mettre en place et superviser la mise en œuvre du devoir de vigilance pour s’acquitter de leur obligation d’agir dans le meilleur intérêt de la société. Cette disposition ne figure plus dans le texte de la directive et il sera intéressant de voir quelle sera l’option de transposition prise en droit français. 

Le dialogue avec les parties prenantes lors de l’élaboration du plan de vigilance

L’accroissement des normes ESG et leur caractère insuffisamment précis, corrélés à un activisme judiciaire croissant exposent les entreprises et leurs dirigeants à une insécurité juridique désormais préoccupante.

S’agissant du devoir de vigilance, le tribunal judiciaire de Paris (ordonnance du 28 février 2023) a souligné le caractère imparfaitement détaillé et l’objectif de la loi. Rappelant l’absence de décret d’application, le juge indique que la loi pose un devoir général de vigilance sans ne viser toutefois aucun principe directeur ni aucune norme internationale préétablie, ni ne comporte de nomenclature ou de classification des devoirs de vigilance s’imposant aux entreprises concernées. 

Si le dialogue entre l’entreprise et les parties prenantes dans l’élaboration du plan de vigilance permet incontestablement de réduire ab initio les risques de contentieux liés à une contestation de la pertinence du plan, dès lors que celui-ci a été défini et validé par les parties prenantes, le plan de vigilance doit-il pour autant être élaboré dans le cadre d’une « co-construction » entre les parties prenantes comme semble l’appeler de ses vœux le tribunal ? Rien n’est moins sûr, compte tenu des difficultés juridiques et pratiques qu’un tel processus porte en germe : gestion de désaccords éventuels sur le plan, partage des responsabilités en cas de non-élaboration du plan ou d’élaboration imparfaite.

Les modes alternatifs de résolution des litiges

Enfin, au titre des mesures de nature à minimiser le risque de mise en jeu de la responsabilité de l’Entreprise, certains auteurs (Stéphanie Smatt Pinelli et Yann Guilbaud, « Devoir de vigilance : des vertus du dialogue aux risques de la co-construction, Le Monde du Droit, 9 mars 2023) ont vu, à juste raison, dans les ordonnances du 28 février 2023, une incitation des juges à favoriser le recours aux modes alternatifs de règlement des litiges en matière de devoir de vigilance, et ce, dès la genèse du processus d’élaboration du plan.

En effet, non seulement le tribunal juge-t-il que les associations demanderesses ont manqué à leur obligation de mise en demeure préalable à sa saisine en ne notifiant pas à la société leurs griefs sur le plan de vigilance 2021 en vigueur, mais prend-t-il également le soin de préciser qu’une ordonnance d’injonction avait été rendue le 1er juin 2022 par le juge des référés du tribunal de céans de rencontrer un médiateur, soulignant que seule l’entreprise avait fait part de son acceptation d’entrer en médiation.

Dans le contexte actuel de judiciarisation de l’ESG, cet appel des juges à « instituer une phase obligatoire de dialogue et d’échange amiable au cours de laquelle la société pourra répondre aux critiques formulées à l’encontre de son plan de vigilance et lui apporter les modifications nécessaires » semble de bon augure. 

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Fabien Radisic

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Avocat, Associé, ESG Leader, PwC Société d'Avocats

Eric Hickel

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Avocat, Associé, PwC Société d'Avocats

Lionel Yemal

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