Pourquoi les PDG des entreprises françaises devraient davantage s’intéresser au juridique

Bureaux d'entreprise
  • 18 mars 2025

Les PDG français doivent impérativement intégrer le droit comme un levier de compétitivité. Face aux ruptures technologiques, réglementaires, géopolitiques et sociétales, la compréhension des cadres juridiques est essentielle pour transformer, innover et assurer la pérennité des entreprises.

En 2024, la CEO Survey de PwC analysait que « près de 40 % des dirigeants mondiaux et 45 % des dirigeants français pensent que leur entreprise ne sera économiquement plus viable dans une décennie s’ils continuent sur leur voie actuelle1». La réinvention des business models est désormais au plus haut niveau des priorités des décideurs d’entreprise. L’acronyme VUCA2, inventé par l’armée américaine à la fin de la seconde guerre mondiale, a refait son apparition dans tous les articles et présentations des gourous en stratégie. Aujourd’hui, les causes de ce monde VUCA sont bien différentes et le changement de paradigme que nos sociétés et nos économies vivent est désormais bien réel. Une chose est certaine, le droit va jouer une place encore plus importante dans l’économie et la société de demain. Il est primordial que les PDG des entreprises françaises le comprennent rapidement et perçoivent, à l’instar des CEO américains, que le droit est un véritable outil de compétitivité et non un centre de coût ralentissant la croissance des entreprises.

Quatre grandes ruptures aujourd’hui sont à la source de ce grand « paradigm shift (3) » que nous vivons

La rupture technologique que représente l’intelligence artificielle (IA) impacte l’ensemble de l’économie, des métiers et des marchés sans pour autant générer un gain de productivité immédiat. L’IA comporte bien les trois caractéristiques incontournables d’une technologie générique (« general purpose technology ») ainsi définies : « ampleur de la diffusion, s’améliore avec le temps et donc réduit les coûts des utilisateurs, et est générateur d’innovation». L’IA va donc permettre non seulement des gains de productivité à moyen-long terme mais surtout générer un changement de paradigme digne de toutes les dernières révolutions industrielles. Seulement aujourd’hui, comme le dit Roy Amara, scientifique et futurologue, « we tend to overestimate the effect of a technology in the short run and underestimate the effect in the long run ». L’IA permet et va permettre des développements encore jamais imaginés par l’humain ; certains, à l’instar du prix Nobel de physique 2024 Geoffrey Hinton, parlent même de l’avènement de l’AGI5 pouvant surpasser l’intelligence humaine voire menacer l’humanité. Il est donc important de l’observer par tous les angles possibles, et notamment celui de l’éthique et de la responsabilité. Votre directeur ou directrice juridique ne doit pas être un gourou de l’IA mais doit parfaitement comprendre ses sous-jacents : machine learning, deep learning, natural language processing, transformer, algorithmes, biais de la donnée, etc., afin d’anticiper les grandes transformations des business et leurs impacts sur l’ensemble des parties prenantes.

La seconde rupture est celle de la réglementation. La croissance normative ne cesse de croître partout dans le monde, bien sûr autour de l’IA avec plus de 1 000 réglementations suivies par l’OCDE dans son baromètre6, mais pas seulement. Des domaines aussi primordiaux que variés comme les données personnelles, l’environnement, le changement climatique, la corruption, la fraude, la concurrence, la fiscalité, le social, les sanctions économiques, les droits de douane apportent eux aussi leurs lots de réglementations. L’importance que la conformité a prise dans les entreprises est parfois perçue comme un poids alors qu’elle peut se révéler être, elle aussi, un outil de compétitivité7 et une aide à une prise de décision éthique, réfléchie, documentée. Votre directeur ou directrice juridique ne doit pas connaître toutes les réglementations existantes ou à venir, mais doit avoir mis en place une organisation juridique capable d’anticiper, voire d’influencer les plus importantes, celles qui pourraient avoir un impact, positif ou négatif, sur votre entreprise et son écosystème. La proactivité dans ce domaine est un élément majeur de toute stratégie juridique.

La troisième rupture concerne la géopolitique et cette situation de « permacrisis8 » dans laquelle les entreprises doivent naviguer. D’un monde bipolaire hérité de la seconde guerre mondiale, nous sommes passés à un monde multipolaire dans lequel le nationalisme fait son grand retour, avec en sous-jacent une crise économique, sociétale et identitaire. Les sanctions économiques de tout bord peuvent émerger chaque jour, mettant en péril des éléments fondamentaux du business model d’entreprises globalisées. La supply chain doit être redéfinie afin de pouvoir anticiper et réduire les risques occasionnés par toutes ces crises dans le monde. De plus en plus, les PDG doivent s’appuyer sur la vision et l’analyse de leur direction juridique afin de « prévoir l’imprévisible ». Nous devons passer du monde du « just in time » au monde du «just in case » et pour cela une analyse rigoureuse et prospective est nécessaire. L’identification, le suivi et l’interprétation de tous les signaux faibles du marché doivent pouvoir remonter au niveau des comex. Votre directeur ou directrice juridique n’est pas devenu un expert en géopolitique mais doit pouvoir identifier, analyser, comprendre les enjeux mondiaux impactant la macro-économie, la finance et les échanges commerciaux entre les entreprises, et notamment la vôtre avec ses clients, ses fournisseurs, ses partenaires mais aussi ses collaborateurs dans la nouvelle guerre des talents que nous vivons.

La quatrième rupture est sociétale et englobe tous les grands changements de notre société, au premier rang desquels le changement climatique, l’environnement, mais également tous les sujets qui touchent à l’inclusion, la diversité et l’équité (« DEI »), ou encore le télétravail et le management d’équipes pluriculturelles réparties sur tous les continents de la planète. Ces phénomènes sont un véritable tsunami venant bouleverser les habitudes de consommations et de travail des citoyens à la fois consommateurs, salariés, parents, électeurs… Là aussi, la réglementation n’est pas absente et savoir l’anticiper voire la dessiner peut être un atout capital pour une entreprise. La proactivité des équipes juridiques et des affaires publiques devient aussi importante que la capacité à vendre ses produits et services. A quoi bon être un bon vendeur si la réglementation vient vous arrêter dans votre élan ? A quoi bon innover si la loi ne vous permet pas de transformer votre innovation en produit ou service ? Et aujourd’hui, tous les experts en technologie ne cachent pas que la réglementation a facilement 10 ans de retard sur l’innovation. Investir dans ses juristes devient aussi primordial qu’investir dans ses ingénieurs. Votre directeur ou directrice juridique n’est pas sociologue, mais doit quand même comprendre les évolutions de la société afin de vous permettre, avec votre board, de prendre les bonnes décisions et de faire les bonnes prises de parole basées sur des informations et données fiables et en nombre suffisant ; parfois cela provient de la réglementation (RGPD, IA Act, CSRD…), parfois de la société (télétravail, DEI, Me Too, Black lives matter…).

Ce que les PDG sont en droit d’attendre de leur direction juridique

Face à ces enjeux majeurs tant pour les sociétés que pour la Société, les professionnels du droit jouent un rôle capital afin d’apporter un point de vue éthique, critique mais également pragmatique, proactif et stratégique afin de guider les décideurs dans leurs choix. Et pourtant, leurs ressources et moyens stagnent alors que les entreprises et les enjeux croissent. Et si nous devions retenir un seul indicateur, ce serait celui du budget de la direction juridique par rapport au chiffre d’affaires des entreprises. Et celui-ci stagne autour de 0,56 % en moyenne sur ces quatre dernières années post-Covid (respectivement 0,573 %, 0,56 %, 0,63 % et 0,5 %9). La gestion de ressources (humaines, financières, technologiques) devient une priorité pour que la direction juridique apporte toute la valeur ajoutée que les PDG sont en droit d’attendre. Pour ce faire, trois éléments fondamentaux10 doivent pouvoir aider les PDG de nos entreprises à faire de leur direction juridique un avantage compétitif : la gestion des risques, la réduction des coûts de transaction et l’innovation juridique.

En premier lieu la gestion des risques. Bien sûr, le professionnel du droit n’est pas le seul à gérer les risques, d’autres fonctions, à l’instar du contrôle interne, du « risk management », de la fiscalité ou de l’audit interne sont également des éléments de gestion des risques en seconde ou troisième ligne de défense. Toutefois, compte tenu des quatre ruptures dont nous venons de parler, le rôle et l’analyse du juriste d’entreprise doivent permettre d’apporter une analyse indépendante et complète sur les externalités possibles à toute réinvention du business model, si nécessaire aux entreprises aujourd’hui. Sans vouloir jouer avec la sémantique, au-delà du « risk management », la direction juridique devrait avoir une fonction d’« impact management », c’est-à-dire être capable d’identifier proactivement dans ces évolutions et ruptures aussi bien les impacts négatifs que les impacts positifs de la stratégie sur l’ensemble des parties prenantes (collaborateurs, clients, fournisseurs, partenaires, investisseurs, mais également au sens plus large l’environnement et la planète) et devenir un des acteurs clés de la fabrication de cette stratégie. De plus en plus de directeurs et directrices juridiques sont écoutés sur le risque réputationnel que des décisions stratégiques peuvent engendrer et pas seulement sur les risques juridiques, pénaux ou financiers. Leur valeur ajoutée va bien au-delà du droit et de la réglementation.

En second lieu, la fonction juridique est un élément essentiel à la réduction des coûts de transaction. Il suffit de revenir sur sa définition par Ronald Coase, prix Nobel d’économie en 1991 : « Lorsque l’on souhaite opérer une transaction sur un marché, il est nécessaire de rechercher son ou ses cocontractants, de leur apporter certaines informations nécessaires et de poser les conditions du contrat, de conduire les négociations instaurant ainsi un véritable marché, de conclure le contrat, de mettre en place une structure de contrôle des prestations respectives des obligations des parties11. » Tous les coûts de transaction liés à la coordination entre les agents d’un marché ne relèvent pas du juridique, mais un grand nombre peuvent être diminués grâce au juridique et notamment via la digitalisation du processus contractuel de l’entreprise. Encore faut-il que la chaîne de valeur de l’entreprise soit bien identifiée et structurée et que l’analyse tant de la partie « buy-side » que de la partie « sell-side » prenne en compte les leviers d’économie et de création de valeur potentiels. Si l’on ajoute à cela les innovations et les nouvelles possibilités qu’apporte l’IA, notamment générative, des gains majeurs peuvent être trouvés. Il suffit d’être en mesure de maîtriser et d’analyser les données contenues dans tous les contrats d’une entreprise pour comprendre l’étendue des potentialités. Toute l’activité d’une entreprise se retrouve dans les données de ses contrats. Mais pour pouvoir les exploiter, il faut assurer une transformation majeure des processus contractuels impulsés au plus haut de l’entreprise, par les PDG, et embarquer toutes les fonctions clés autour du juridique : opérationnelle, commerciale, achat, finance, compliance, IT… Ainsi que le dit très bien Aurélie Jean, « la transformation digitale est terminée, nous avons désormais la transformation digitalo-analytique12 ». Si la donnée est l’or noir, alors le contrat est le pipeline !

Enfin, dernier point et non des moindres, l’innovation juridique complète les deux précédents éléments afin de parfaire cet avantage compétitif tant souhaité. Innover c’est bien, mais pouvoir commercialiser ses innovations c’est encore mieux. La réglementation, aussi abondante soit-elle, est en retard par rapport à toute l’innovation ; aussi est-il judicieux qu’au niveau R&D, la fonction juridique soit embarquée le plus en amont possible afin d’être certaine de pouvoir préparer et façonner le meilleur environnement réglementaire le jour où le nouveau service ou produit devra être lancé sur le marché. Aussi la fonction affaires publiques doit-elle être développée au niveau le plus stratégique possible de l’entreprise. A l’inverse, la valeur ajoutée du juridique doit aussi pouvoir partir d’une réglementation donnée ou à venir et proactivement réfléchir aux impacts et aux opportunités potentielles qu’elle pourrait avoir pour l’entreprise : bloquer un concurrent, prolonger un brevet, lancer un nouveau service lié à un produit existant, développer un nouveau business model, racheter des actifs mal protégés et sous-évalués… Le juriste devient un opérationnel qui a du recul en étant totalement intégré dans la fabrique de la stratégie et permettant ainsi de naviguer au mieux dans les quatre ruptures que nous venons de décrire. L’innovation juridique, c’est enfin réfléchir à travailler différemment et intégrer « by design » tous les éléments de conformité réglementaire et d’éthique qui permettront de gagner quelques mois sur la concurrence et de ne pas être ralenti en cas de contrôle inopiné d’une quelconque autorité, parce que justement tout a été pensé et prévu dans le concept même du nouveau produit ou service.

Voilà, certes rapidement, pourquoi les PDG des entreprises françaises devraient davantage s’intéresser au juridique pour des questions de transformation, d’efficience et d’innovation, c’est-à-dire tout simplement de croissance, de rentabilité et de durabilité.

Article de Olivier Chaduteau, Associé, PwC Legal Business Solutions, paru sur le site Option Finance, le 3 mars 2025.   


1. https://www.pwc.fr/fr/espace-presse/communiques-de-presse/2023/janvier/26e-edition-pwc-global-ceosurvey.

2. Le terme VUCA est un acronyme pour « volatility, uncertainty, complexity and ambiguity ».

3. Kuhn, T. S. (1962). The Structure of Scientific Revolutions, International Encyclopedia of Unified Science.

4. Bresnahan, T. & Trajtenberg, M. « General purpose technologies – Engines of growth », Journal of Econometrics, Elsevier, volume 65, n° 1, p. 83-108, 1995.

5. Artificial general intelligence.

6. https://oecd.ai/en/dashboards/overview.

7. Chaduteau, O., « Quand la compliance devient un avantage compétitif », La Revue des Juristes de Sciences Po, Lexis Nexis, janvier 2019.

8. Brown, G. et al. (2024), Permacrisis: a Plan to Fix a Fractured World, Simon & Schuster Ltd.

9. Etude ACC : Association of Corporate Counsel, 2021, 2022, 2023, 2024.

10. Olivier Chaduteau, thèse de doctorat en économie (2020), « L’impact de l’innovation digitale sur la transformation du marché du droit et des directions juridiques des entreprises », Paris 2 Assas-Panthéon, sous la direction du professeur Bruno Deffains.

11. Coase, R. (2005), L’entreprise, le marché et le droit, Editions d’organisation, 2005.

12. Aurélie Jean, « Les algorithmes font-ils la loi ? », Editions de l’observatoire, 2021.

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