La notion de « bénéficiaire effectif » tient à la notion de « preneur », laquelle est essentielle en matière de TVA notamment pour déterminer la territorialité des prestations de services. En effet, la règle de principe prévoit qu’en matière de prestations de services rendues à un assujetti, la TVA est due dans l’Etat d’établissement du preneur du service.
Dès lors que la TVA est due dans l’Etat du preneur du service, il reste à déterminer les critères sur lesquels se fonder pour identifier le « preneur ». La première réaction est de se référer au contrat, lequel donne bien entendu des informations essentielles. Pourtant, ce ne sont pas toujours les clauses contractuelles qui doivent prévaloir. La Cour de justice de l’Union européenne a ainsi pu juger que si les stipulations contractuelles constituent un indice fort (dès lors qu’elles mentionnent nommément le client) pour l’identifier, elles ne suffisent pas forcément à elles seules à identifier le « preneur » du service.
En effet, il a été jugé que les stipulations contractuelles « peuvent notamment être écartées lorsqu’il s’avère qu’elles ne reflètent pas la réalité économique et commerciale, mais constituent un montage purement artificiel, dépourvu de réalité économique, effectué à la seule fin d’obtention d’un avantage fiscal, ce qu’il appartient à la juridiction nationale d’apprécier » (CJUE, 20 juin 2013, aff. C-653/11, Paul Newey). Cette décision fut rendue dans un cas où une société avait été constituée dans un pays où la TVA n’était pas applicable pour verser la rémunération du service à la place d’une société qui ne pouvait pas la déduire. La Cour avait constaté le montage et l’avait écarté comme le contrat sur lequel il reposait.
On notera que la Cour ajoute dans l’arrêt le terme « notamment » qui pourrait amener à penser que la Cour se réserve par cet arrêt la possibilité d’écarter les clauses contractuelles même sans qu’il y ait de schémas abusifs.
Ce n’est pourtant pas la CJUE qui emploiera le terme de « bénéficiaire effectif », mais le Conseil d’Etat. Cette notion, bien connue et utilisée en matière de fiscalité directe (et en fiscalité internationale notamment), n’est pas complètement étrangère à la TVA bien que le terme n’apparaisse pas dans la directive TVA (2006/112/CE) et que son application ne soit pas systématique. Le premier exemple identifié est un arrêt de 2015 dans lequel le Conseil d’Etat indique expressément « qu’au sens et pour l’application de ces dispositions (NB : articles 259 et 259 B du CGI), le preneur s’entend de la personne qui est le bénéficiaire effectif de la prestation de service » (CE, 9 octobre 2015 n° 371794, Sté Bayer Cropscience).
Était en cause le point de savoir si le bénéficiaire de concessions de licences, par une société française, au bénéficiaire « contractuel » d’une société de droit américain (la TVA n’étant dès lors pas due par la société française) ou une société de droit français qui avait acquitté le prix des concessions et inscrits les droits en cause à son actif (la TVA étant dès lors applicable). C’est bien cette seconde position qui a obtenu l’aval du Conseil d’Etat, qui a écarté les stipulations contractuelles, à la faveur d’une approche économique (notons au passage que le Conseil d’Etat avait aussi dénié la qualité d’assujetti à la société américaine, ce qui était contestable.). L’on retrouvera quelques fois la notion de bénéficiaire effectif dans des décisions de Cours administratives d’appel (CAA Paris, 02 juin 2016, n°15PA00729, SAS JCDA ; CAA Lyon, 06 mars 2018, n°16LY02809, Adao Gomes Silva ; CAA Paris, 28 juin 2022, n°21PA01595, DS Smith Hêtre Blanc). Mais toutes ces décisions concernaient des questions de territorialité de la TVA, c’est-àdire déterminer s’il fallait ou non soumettre à la TVA française une prestation donnée eu égard à l’établissement du preneur.
Les arrêts AMEX se situent dans cette ligne, étant entendu toutefois qu’au-delà de la territorialité des services, la question portait sur la capacité du prestataire de services financier à récupérer la TVA, ce qui donne une importance supplémentaire à la notion de bénéficiaire effectif sur lesquels ces arrêts reposent.
Le point de départ de ces décisions (qui n’ont comme différence que les périodes auxquelles elles se rattachent) résulte de deux règles spécifiques aux opérations financières :
La SA American Express Carte France (AECF) est la société en charge de la distribution des cartes de paiement du réseau Amex, en France, pour le groupe American Express. Les autres parties à l’activité liée aux cartes de paiement sont les suivantes :
Les flux financiers entre les différentes parties sont les suivants :
AECF considère que cette commission d’émetteur est exonérée de TVA (en tant qu’opération portant sur les paiements, CGI, art. 261 C, 1°, c) mais qu’elle lui ouvre droit à déduction puisqu’elle est facturée à une personne établie hors de l’Union européenne (TRS Co.). Elle en tire une conséquence symétrique en matière de taxe sur les salaires en déduisant cette commission du numérateur de son rapport d’assujettissement à cette taxe.
L’administration fiscale, suivie par la CAA, en décide autrement : le preneur de la prestation rémunérée par la commission d’émetteur n’est pas la société TRS Co. mais la société AEPSL, établie aux Royaume-Uni, membre de l’UE au-moment où les services en cause ont été rendus.
En effet, selon le Rapporteur public, la prestation d’AECF avait pour seul objet de permettre à la société AEPSL de régler le commerçant du montant de l’achat à débit différé réalisé par le titulaire. La commission d’émetteur est donc directement en lien avec la fidélisation des commerçants au réseau AMEX. La circonstance qu’il n’y ait aucun engagement contractuel entre AECF et AEPSL est en l’espèce sans incidence en raison de la réalité économique de l’opération.
L’administration, comme la CAA, en tire la conclusion que le bénéficiaire effectif de la prestation, AEPSL, est établi dans l’Union européenne et que la commission reçue par AECF au titre de ses services financiers ne lui ouvre pas droit à la récupération de la TVA.
Ce n’est pas la première fois que le bénéfice de l’article 271, V fait l’objet d’une contestation sur le fondement du « preneur » du service. En effet, la CAA de Versailles a déjà pu juger que les prêts accordés par une société française à des établissements stables localisés hors de l’Union européenne par des sociétés établies dans l’UE doivent être regardés comme fournis à des personnes établies hors de l’UE si ces établissements stables peuvent être considérés comme dotés d’une substance minimale (moyens humains et matériels permettant de bénéficier réellement du service – CAA Versailles, 29 décembre 2016, n°14VE03239, Sté Total Finance).
A cet égard, la circonstance que ce soit le siège (européen) qui soit contractuellement désigné comme emprunteur n’était pas pertinent dès lors que le prêt bénéficiait effectivement à son établissement stable (non-européen).
Dans cette affaire, le terme de « bénéficiaire effectif » n’a pas été effectivement employé, mais l’analyse réalisée la CAA de Versailles en matière « d’établissement stable preneur » aboutit mécaniquement au même résultat et consiste ultimement à chercher qui « utilise » véritablement le service.
Sur le plan des principes uniquement, ces décisions ont retenu l’attention des opérateurs en ce qu’elles génèreraient une insécurité juridique. Cette objection n’est selon nous pas complètement fondée. L’administration peut dans certains cas être tentée de se détacher d’un contrat pour identifier le preneur de services, notamment si les conditions de son exécution (négociation, correspondance, paiement) indiquent qu’une autre entité que celle mentionnée comme client dans le contrat est en relation effective avec le prestataire. Du reste, la mécanique même de la TVA peut l’y inviter : pour que la TVA puisse être récupérée sur l’achat d’un service par un client, il faut que ce service soit affecté à son activité (v. notamment CJCE, 6 avril 1995, C-4/94, BLP Group plc) ; bien que le lien direct dont il est question entre l’achat et l’activité conditionne ici le droit à déduction, il peut servir d’indice pour identifier le client. Ce lien direct n’est donc pas que juridique ; il introduit un aspect proprement économique. Le prix du service acheté est intégré au prix du service rendu.
Pour autant, la notion de bénéficiaire effectif n’est pas sans poser une difficulté et donc un risque. Dans les cas que nous citons ci-dessus, il est possible d’identifier le preneur sur la cohérence de critères objectifs (qui utilise le service et comment ? Qui en négocie les conditions ? Qui en paie le prix ? Qui contracte ? etc.) et, en raison des circonstances, il est en principe possible au besoin de faire prévaloir l’un ou l’autre de ces critères. Le terme même de bénéficiaire effectif semble induire une autre réalité : non pas celui qui utilise le service ou à qui le service est objectivement rendu, mais celui qui en tire «effectivement » les fruits. S’agit-il nécessairement de celui qui l’utilise ? N’y a-t-il nécessairement qu’un bénéficiaire effectif ?
Peut-être le terme « bénéficiaire effectif » utilisé par la CAA n’est-il qu’une facilité de langage pour distinguer, conformément aux principes de la TVA, le preneur réel des services indépendamment du contrat. Soit. Il ne faudrait toutefois pas que ce terme, par trop économique, soit l’occasion pour l’administration de rechercher sur des critères incertains et toujours discutables une réalité économique et d’identifier comme preneur de service quelqu’un qui, en définitive, en tirerait les fruits indépendamment de ses relations - ou de leur absence ! - avec le prestataire.
Attendons et voyons la décision du Conseil d’Etat.