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Le 13 décembre 2005, dans la décision Marks & Spencer, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé qu’une société mère peut déduire de son bénéfice imposable les pertes définitives subies par ses filiales établies dans un autre Etat membre de l’Union européenne lorsqu’une telle imputation eut été admise dans une situation interne (par exemple par le truchement d’un régime de groupe fiscal, au cas d’espèce, le group relief). Cette possibilité, évoquée sous l’expression « exception Marks & Spencer », est fondée sur la liberté d’établissement garantie par les articles 49 et 54 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne [1].
En pratique, l’exception Marks & Spencer a soulevé de nombreuses difficultés sur son champ d’application, sur l’appréciation du caractère définitif des pertes et sur le montant des pertes définitives imputables. Une quinzaine de décisions ont été rendues par le juge européen et par le juge français pour dessiner les contours de cette exception prétorienne qui demeurent pourtant encore flous. Les décisions les plus récentes datent du 15 décembre 2023. La cour administrative d’appel de Paris y a jugé que l’intégralité des pertes définitives d’une sous-filiale résidente d’un autre Etat membre de l’Union européenne peut s’imputer sur le résultat d’ensemble d’un groupe fiscal intégré, s’il est rapporté la preuve que la filiale a épuisé les possibilités de prise en compte de ces pertes dans son Etat de résidence [2].
Ces décisions offrent l’opportunité de dresser, à date, une grille de lecture de l’état de la jurisprudence européenne et française sur ce sujet. Nous ne doutons pas qu’elle sera toutefois encore amenée à mûrir et muer au gré des nouvelles affaires. Peu de jurisprudence n’a en effet été aussi mouvante que celle-ci dans l’histoire de la fiscalité communautaire.
L’exception Marks and Spencer s’applique à une société mère située dans l’Union européenne, qui détient une filiale située dans un autre Etat membre de l’Union ou de l’Espace économique européen dès lors que l’Etat de résidence de la société mère aurait admis une telle imputation si la filiale avait été établie sur son territoire. La filiale peut être détenue directement ou indirectement par une ou plusieurs sociétés interposées situées soit dans l’Etat de résidence de la filiale [3], soit dans l’Etat de résidence de la société mère [4] (sous réserve, que cette interposition aurait été admise également dans une situation purement interne).
Par exemple, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que cette exception s’appliquait dans le cadre du régime de dégrèvement de groupe britannique (ou group relief) [5] – avant que le Brexit ne produise ses effets – et du régime de fusion finlandais [6]. Avec ses décisions en date du 15 décembre 2023, la cour administrative d’appel de Paris étend le bénéfice de l’exception Marks & Spencer au régime de l’intégration fiscale français organisé par l’article 223 A du CGI [7].
En théorie également applicable aux pertes dégagées par les établissements stables étrangers, la Cour de justice a drastiquement circonscrit, en pratique, les configurations dans lesquelles un siège peut s’en prévaloir. En effet, par sa décision W AG, la Cour de justice a refusé d’appliquer l’exception Marks & Spencer lorsque l’Etat de résidence du siège a renoncé, par une convention fiscale, à l’imposition des bénéfices de l’établissement stable étranger [8] au motif qu'alors les succursales locales et étrangères ne se trouvaient pas dans une situation objectivement comparable. Le 27 avril 2023, le tribunal administratif de Montreuil a décliné cette décision en France dans le cas d’une société mère française qui avait des succursales grecques, portugaises et italiennes [9]. Des appels ont néanmoins été formés contre ses jugements. Une décision du Conseil d’Etat pourrait également intervenir d’ici peu dans l’affaire SCA Financière SPIE Batignolles [10].
A titre liminaire, il convient de rappeler que la charge de la preuve du caractère définitif des pertes incombe à la société mère s’en prévalant [11].
Preuves à apporter : approche européenne
La décision Marks & Spencer, au point 55, a posé les premiers jalons de la définition de la notion de pertes définitives, lesquels ont été complétés ultérieurement par la Cour de justice de l’Union européenne. En l’état de la jurisprudence, le caractère définitif d’une perte serait rapporté dans la situation où :
la filiale non-résidente a épuisé la possibilité de prise en compte des pertes qui existent dans son Etat de résidence au titre de l’exercice fiscal concerné par la demande de dégrèvement, ainsi que des exercices fiscaux antérieurs, le cas échéant au moyen d’un transfert de ces pertes à un tiers (par exemple, à travers un régime de group relief) ou de l’imputation des pertes sur des bénéfices réalisés par la filiale au cours d’exercices antérieurs (par exemple, selon nous, en présence d’un dispositif de report en arrière des pertes) [12] ;
il n’existe pas de possibilité pour que les pertes de la filiale soient prises en compte dans son Etat de résidence au titre des exercices futurs, soit par elle-même, soit par un tiers (notamment en cas de cession de la filiale à celui-ci) [13] ; et
la filiale résidente ne doit plus recevoir de recettes dans l’Etat membre de sa résidence [14]. Ainsi, de manière pragmatique, dans sa décision Commission c/Royaume-Uni, la Cour conçoit que la filiale ne perçoit plus de recettes dans l’Etat membre de sa résidence lorsque, immédiatement après la fin de l’exercice fiscal au cours duquel les pertes ont été subies, la filiale cesse ses activités commerciales et vend ou élimine tous ses actifs produisant des recettes [15].
En revanche, le caractère définitif ne saurait résulter du fait que la législation nationale de l’Etat de résidence de la filiale exclut la possibilité de report des pertes [16] ou le transfert des pertes l’année de la liquidation [17]. En d’autres termes, pour reprendre l’expression de l’avocate générale Mme Juliane Kokott, la perte doit être définitive en fait et non en droit [18].
Ce cadre prétorien, déjà complexe, semblait relativement stabilisé avant l’intervention des décisions Holmen et Memira Holding lesquelles ont particulièrement troublé le landerneau des fiscalistes. Dans ces affaires, où des sociétés mères avaient sollicité un rescrit de la part de leur autorité fiscale pour savoir si, une fois leur opération de fusion et liquidation menée à leur terme, elles pourraient appliquer l’exception Marks & Spencer, la Cour de justice de l’Union européenne a rappelé que la société mère qui souhaite bénéficier de l’imputation des pertes définitives devait démontrer qu’il lui est impossible de valoriser ces pertes, notamment au moyen d’une cession ou d’un transfert auprès d’un tiers, et qu’elles ne seront jamais prises en compte par un tiers au titre d’exercices futurs [19]. Puis, elle a ajouté que « quand bien même toutes les autres impossibilités mentionnées au point 55 de l’arrêt Marks & Spencer seraient le cas échéant établies, des pertes ne sauraient pour autant être qualifiées de définitives s’il reste possible de faire valoir économiquement ces pertes en les transférant à un tiers avant la clôture de la liquidation » [20]. Certains ont pu interpréter ce passage comme imposant aux sociétés mères qui entendent se prévaloir de l’exception Marks et Spencer la démonstration rétrospective, qu’avant que la liquidation ne s’achève, il leur était matériellement impossible de céder leur filiale étrangère pour un prix intégrant la valeur économique de ses pertes fiscales. Cet exercice rétrospectif est pour le moins délicat voire impossible en pratique et nous semble, contre-intuitif, dans la mesure où il inciterait les groupes à faire du commerce de pertes alors que la législation européenne réprouve cette pratique [21]. D’autres défendent, notamment, que la spécificité des faits de l’espèce pourrait justifier la sévérité de ces décisions : au jour où la Cour a statué, les pertes n’étaient pas encore définitives puisque par définition, s’agissant de la contestation d’une demande de rescrit, la filiale n’avait pas encore été liquidée.
Preuves à apporter : application de l’approche européenne par le juge français
Antérieurement aux décisions du 15 décembre 2023, le juge adoptait une approche restrictive de la notion de pertes définitives.
Ainsi, dans l’affaire Groupe Lucien Barrière, la cour administrative d’appel de Versailles avait considéré que le caractère définitif des pertes de la filiale belge liquidée n’était pas établi au motif, notamment, que la société mère française n’apportait pas la preuve que les actifs de sa filiale n’auraient pas pu être repris par un tiers avant la clôture de la liquidation [22]. Les décisions postérieures, rendues par le tribunal administratif de Montreuil, abondaient également en ce sens [23]. Par exemple, quand bien même, dans l’affaire Société Générale, la société mère apportait la preuve qu’elle avait recherché – en vain – à céder sa sous-filiale avant sa liquidation en recourant aux services d’un mandataire tiers qui n’avait in fine reçu qu’une seule offre d’achat portant exclusivement sur son portefeuille de crédits (et non ses titres), les juges de première instance refusèrent la qualification de pertes définitives au contribuable. Les juges considérèrent que la cession du portefeuille de crédits tendait au contraire à montrer que la poursuite de l’activité de crédit à la consommation restait possible en Lettonie, de sorte que la perte des déficits reportables devait être regardée comme relevant d’un choix de gestion de désengagement de Société Générale de la Lettonie et non de l’impossibilité de les valoriser localement. Ces décisions posaient ainsi la question du niveau de preuve requis pour bénéficier de l’exception Marks & Spencer lequel semblait fixer excessivement haut au point de confiner avec la probatio diabolica.
Fort heureusement pour les entreprises, par ses décisions Société Générale et Compagnie Plastic Omnium du 15 décembre 2023, la cour administrative d’appel de Paris est venue « proportionner » le faix probatoire pesant sur leurs épaules. Afin de conserver l’effet utile de l’exception Marks & Spencer, la cour a circonscrit la portée des décisions Memira Holding et Holmen à l’aune des circonstances dans lesquelles elles ont été rendues en jugeant que si celles-ci « précisent que, dans l’hypothèse où une cession de la filiale non-résidente est effectuée ou envisagée avant sa liquidation, il appartient à la société mère qui entend déduire les pertes définitives de cette filiale de justifier, outre que les autres conditions mentionnées au point 55 de l’arrêt Marks et Spencer sont par ailleurs réunies, de l’impossibilité que ces pertes soient utilisées par un tiers, notamment dans le cas où la cession serait opérée à un prix intégrant la valeur fiscale desdites pertes, cette exigence n’a d’autre objet que de permettre d’exclure tout risque de double déduction des pertes concernées, et non d’imposer à la société mère de démontrer qu’il lui était impossible de les céder à un tiers avant la liquidation de sa filiale » [24].
Au cas d’espèce, la cour administrative d’appel de Paris juge que la preuve du caractère définitif des pertes est rapportée parce que les sociétés mères ont notamment démontré l’existence de pertes cumulées mentionnées sur les liasses fiscales de leurs sous-filiales et l’absence d’actif, à la suite de la dissolution/liquidation de ces dernières, susceptible de générer du profit sur lequel les pertes pourraient s’imputer.
Compétence du juge national
En France, les conclusions du rapporteur public Mme Emilie Bokdam-Tognetti prononcées sous le pourvoi dans l’affaire Groupe Lucien Barrière [25] pourraient laisser penser qu’une telle analyse relèverait de l’appréciation souveraine des juges du fond. Il appartiendra au Conseil d’Etat de le préciser expressément.
Des pourvois ont été formés contre les arrêts de la cour administrative d’appel de Paris [26]. Gageons que l’office du juge français et européen ne sera, en tout état de cause, pas épuisé par leurs arrêts respectifs (le cas échéant) à l’aune des nombreuses incertitudes entourant la déclinaison pratique de l’exception Marks & Spencer.
1 CJCE, gde ch., 13 déc 2005, aff. C-446/03, Marks & Spencer.
2 CAA Paris, 15 déc. 2023, n° 21PA01850, Société Générale et CAA Paris, 15 déc. 2023, n° 21PA03001, Société Compagnie Plastic Omnium SE.
3 CJUE, 19 juin 2019, aff. C-608/17, Holmen, pt 33 (une société mère suédoise, une filiale interposée espagnole et une sous-filiale espagnole).
4 CAA Paris, 15 déc 2023, n° 21PA01850, Société Générale et CAA Paris, 15 déc. 2023, n° 21PA03001, Société Compagnie Plastic Omnium SE (les sociétés interposées sont résidentes françaises).
5 CJCE, gde ch., 13 déc 2005, aff. C-446/03, Marks & Spencer.
6 CJUE, 21 févr. 2013, aff. C-123/11, A Oy.
7 CAA Paris, 15 déc 2023, n° 21PA01850, Société Générale et CAA Paris, 15 déc. 2023, n° 21PA03001, Société Compagnie Plastic Omnium SE.
8 CJUE, 22 sept. 2022, aff. C-538/20, W AG, pt 29.
9 TA Montreuil, 27 avr 2023, n° 2010516, n° 2100711, n° 2014575, BNP Paribas. Des appels ont été enregistrés dans les deux premières affaires citées sous les n° 23PA02766 et n° 23PA02765.
10 Pourvoi enregistré devant le Conseil d’Etat sous le n° 466062 contre CAA Versailles, 9 juin 2022, n° 19VE03130.
11 CJCE, gde ch., 13 déc. 2005, aff. C-446/03, Marks & Spencer, pt 56.
12 Ibid., pt 55.
13 Idem.
14 V. CJUE, 21 févr. 2023, aff. C-123/11, A Oy, pts 53 et 54 et CJUE, gde ch., 3 févr. 2015, aff. C-172/13, Commission c/Royaume-Uni, pt 36.
15 CJUE, gde ch., 3 févr 2015, aff. C-172/13, Commission c/Royaume-Uni, pts 37 et 38.
16 V. par exemple : CJUE, gde ch., 3 févr 2015, aff. C-172/13, Commission c/Royaume-Uni, pt 33. V. en ce sens aussi, CE, 15 avril 2015, n° 368135, Société Agapes.
17 CJUE, 19 juin 2019, aff. C-608/17, Holmen, pt 40.
18 Conclusions de l’avocate générale Mme Juliane Kokott, présentées le 10 janvier 2019, aff. C-607/17, Memira Holding, pt 66.
19 CJUE, 19 juin 2019, aff. C-608/17, Holmen, pt 36 et CJUE, 19 juin 2019, aff. C-607/17, Memira Holding, pt 24.
20 CJUE, 19 juin 2019, aff. C-608/17, Holmen, pt 37.
21 Dans certaines circonstances, ce comportement est susceptible de déclencher le marqueur B.1 sous la règlementation DAC6 (directive (UE) 2018/822 du Conseil du 25 mai 2018 modifiant la directive 2011/16/UE en ce qui concerne l'échange automatique et obligatoire d'informations dans le domaine fiscal en rapport avec les dispositifs transfrontières devant faire l'objet d'une déclaration).
22 CAA Versailles, 23 juin 2020, n° 19VE01012, Groupe Lucien Barrière (pourvoi non admis par le Conseil d’Etat : CE (na), 7 oct. 2021 n° 443126).
23 TA Montreuil, 11 févr. 2021, n° 1808706, Société Compagnie Plastic Omnium ; TA Montreuil, 11 févr. 2021, n° 1804038, Société Générale et TA Montreuil, 28 avr. 2022, n° 2007937 et n° 2007939, Société Générale.
24 CAA Paris, 15 déc. 2023, n° 21PA03001, Société Compagnie Plastic Omnium SE, consid. 8.
25 CE (na), 7 oct. 2021 n° 443126, Groupe Lucien Barrière.
26 Pourvois enregistrés le 13 février 2024, au n° 491716 et n° 491702.