L’affaire Imperial Tobacco du 5 mars 2025 (CAA Paris, n° 23PA0307) constitue une illustration emblématique de l’exigence de rigueur documentaire et d’argumentation méthodologique qui s’impose aux entreprises dans la défense de la valorisation des actifs non cotés lors de contrôles fiscaux. Ce contentieux met en lumière la nécessité pour les contribuables de s’appuyer sur des méthodes d’évaluation reconnues, telles que la méthode des flux de trésorerie actualisés (DCF), en veillant à la cohérence, à la justification et à l’alignement des paramètres retenus avec les pratiques et la doctrine financière contemporaines.
Face à une telle documentation justificative, l’arrêt de la CAA de Paris, confirmée par la non-admission du pourvoi par le Conseil d’Etat (CE, n° 503953, 16 juillet 2025, Sté Imperial Tobacco), rappelle que la charge de la preuve d’un écart significatif entre la valeur vénale et le prix de cession incombe à l’administration, et que l’existence d’un écart n’est pas forcément synonyme d’un transfert indirect de bénéfices ou d’un acte anormal de gestion. Elle impose à ce titre à l’administration fiscale :
Le 5 octobre 2012, la société SEITA, filiale française du groupe Imperial Tobacco, a procédé à la cession de l’intégralité du capital d’Altadis Distribution France (ADF) à sa société sœur espagnole Logista, pour un montant de 920 millions d’euros.
Le prix de cession a été déterminé sur la base d’une évaluation indépendante réalisée par la banque BBVA, selon la méthode DCF. Cette évaluation reposait sur : (i) un plan d’affaires prévisionnel à cinq ans, et (ii) un taux d’actualisation de 11,64 % défini en fonction d’un taux sans risque de 3,1 % (moyenne sur deux ans des OAT françaises à 10 ans), d’une prime de risque de marché prospective de 8,56 % (calculée sur la base de données de marché récentes), et des coefficients bêta adaptés aux différentes activités d’ADF, reflétant notamment sa position de quasi-monopole sur la distribution de tabac en France.
A l’issue d’une vérification de comptabilité, la méthode DCF ainsi que les paramètres d’évaluation n’ont pas été contestés par l’administration fiscale, à l’exception de la détermination de la prime de risque de marché, qui a constitué le principal point de divergence.
Si ce point n’a pas été explicité clairement dans l’arrêt Imperial Tobacco, le juge a implicitement mais nécessairement reconfirmé le recours à la méthode DCF sur laquelle il a eu à valider les paramètres retenus.
Le cœur du litige résidait dans la détermination du taux d’actualisation à retenir dans le cadre de la méthode DCF, et plus spécifiquement dans la méthode de calcul du composant « prime de risque de marché ». L’administration fiscale soutenait qu’une approche historique, fondée sur des moyennes de long terme, était plus appropriée compte tenu de l’horizon d’investissement et de la position dominante d’ADF, ce qui conduisait selon elle à une prime de risque de marché plus faible (i.e. 6 % au lieu de 8,56 %). Par conséquent, elle soutenait que le taux d’actualisation devait être également plus faible (i.e. 9,1 % au lieu de 11,64 %), ce qui augmentait mécaniquement la valeur d’entreprise d’ADF à 1,169 Md€. L’administration a ajouté à cette valeur la trésorerie disponible d’ADF (113 M€), considérant qu’elle devait être incluse dans la valeur vénale des titres, portant ainsi le prix de cession à 1,283 Md€. Enfin, elle a considéré que l’écart de 362,7 M€ entre le prix de cession retenu par les parties et sa propre valorisation constituait un transfert indirect de bénéfices (art. 57 CGI) et un acte anormal de gestion, justifiant des rappels d’impôt sur les sociétés, de contributions sociales et des pénalités.
Dans ses conclusions particulièrement détaillées et riches d’enseignement, le rapporteur public a procédé à une analyse critique et structurée des arguments de l’administration fiscale :
Suivant les conclusions de son rapporteur public, la cour a estimé que l’administration fiscale n’apportait pas la preuve qui lui incombait que la prime de risque de marché retenue par BBVA était surévaluée, ni que la valeur de cession était minorée, soulignant ainsi la nécessité d’une justification rigoureuse de toute remise en cause des paramètres d’évaluation retenus par le contribuable.
En synthèse, pour substituer une méthode, l’administration fiscale ne peut pas se contenter d’invoquer une méthode qu’elle juge plus « pertinente » : elle se doit de démontrer, par des éléments tangibles et une argumentation économique solide, que sa méthode ou ses ajustements de la méthode retenue par le contribuable reflètent mieux le jeu normal du marché que celle du contribuable, et sont justifiés de manière accrue par des éléments économiques et financiers précis et pertinents.
La doctrine insiste sur la nécessité de recourir à une pluralité de méthodes lorsque cela est pertinent. Dans cette affaire, qui vient reconfirmer la méthode DCF comme une méthode d’évaluation acceptable pour la valorisation de titres de sociétés, la question du recours à une autre méthode (i.e. la méthode des multiples) a également été soulevée. La méthode des multiples consiste à comparer la valeur d’entreprise rapportée à un agrégat financier (généralement l’Ebitda) à celle observée lors de transactions comparables sur des sociétés similaires.
Au cas présent, l’administration fiscale a tenté de conforter sa propre valorisation en recourant à la méthode des multiples, en comparant le ratio valeur d’entreprise/Ebitda d’ADF (8,13) à ceux observés lors de la cession de la SEITA en 2008 (10,3) et lors d’une transaction sur Logista Espagne la même année (11,1). Toutefois, la CAA de Paris a jugé que ces comparaisons étaient peu pertinentes, dans la mesure où elles ne reposaient que sur deux transactions anciennes, réalisées quatre ans avant la cession litigieuse, dans un contexte économique différent et sur des périmètres d’activité distincts. La cour a souligné qu’une comparaison de multiples ne peut être probante que si elle s’appuie sur un échantillon suffisamment large et sur des transactions récentes et véritablement comparables.
Par ailleurs, il a été relevé que BBVA, dans son évaluation, avait également procédé à une analyse par la méthode des multiples, laquelle venait corroborer la valorisation obtenue par la méthode DCF. Cette analyse n’a été que superficiellement critiquée par l’administration, qui n’a pas démontré en quoi elle aurait conduit à une sous-évaluation de la société cédée.
En définitive, la cour a considéré que la méthode des multiples, telle qu’invoquée par l’administration, ne permettait pas de remettre en cause la valorisation issue de la méthode DCF, ni d’établir l’existence d’un écart significatif entre la valeur vénale et le prix de cession.
En réponse à un moyen surabondant, la cour a pris le soin de préciser que, même si les ajustements proposés avaient été retenus, l’écart entre la valeur vénale déterminée par l’administration (en incluant la trésorerie) et le prix de cession convenu ne représentait que 11 %. Compte tenu de cette situation, la cour considère que cet écart ne peut être regardé comme significatif.
Cette appréciation s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence du Conseil d’Etat (voir notamment CE 21 décembre 2018, n° 402006, Sté Croë Suisse), qui rappelle qu’un écart non significatif n’est pas constitutif en soi d’un acte anormal de gestion ou d’un transfert indirect de bénéfices au sens de l’article 57 du CGI et qui considère, sauf exception, qu’un écart peut être regardé comme significatif lorsque la valeur vénale diffère de 20 % du prix convenu par les parties (en ce sens voir notamment CE 3 juillet 2009, n° 301299, Hérail, CE 31 mars 2010, n° 297307, Petit, CE 26 octobre 2021, n° 426462, Sté Crédit Agricole).
Dans la présente affaire, la jurisprudence confirme une nouvelle fois que la preuve d’un écart significatif incombe à l’administration fiscale. Cette exigence probatoire renforcée à l’encontre de l’administration offre plus de sécurité juridique aux contribuables en permettant d’éviter que des écarts marginaux, inhérents à toute évaluation, ne soient systématiquement requalifiés fiscalement comme un acte anormal de gestion ou un transfert indirect de bénéfices.
Rappelons tout de même que cette affaire s’inscrit dans un contexte réglementaire en pleine évolution concernant la valorisation des actifs difficiles à évaluer (« hard-to-value intangibles »). La loi de finances pour 2024 a introduit un dispositif spécifique prévoyant, dans certaines situations, un renversement de la charge de la preuve au détriment du contribuable. Désormais, lorsque l’administration fiscale estime que la valorisation d’un actif difficile à évaluer est manifestement sous-évaluée, il appartient au contribuable de démontrer la pertinence de la méthode et des hypothèses retenues.
Il convient toutefois de distinguer l’application de ce nouveau dispositif selon la nature de l’actif transféré. En effet, la notion d’« actif difficile à évaluer » vise principalement les actifs incorporels pour lesquels il existe une forte incertitude sur la valorisation, notamment en l’absence de marché actif ou de comparables fiables. Or, dans le cas d’un transfert de titres de sociétés non cotées, comme dans l’affaire SEITA/Imperial Tobacco, il ne s’agit pas nécessairement d’actifs incorporels difficiles à évaluer au sens strict du nouveau dispositif. Sauf à démontrer que les titres transférés présentent les caractéristiques d’un actif difficile à évaluer (par exemple, une absence totale de comparables, une forte incertitude sur les flux futurs, ou une asymétrie d’information extrême), le régime de renversement de la charge de la preuve ne devrait pas s’appliquer automatiquement aux transferts de titres.
En synthèse, l’entrée en vigueur du dispositif sur les actifs difficiles à évaluer impose une vigilance accrue pour les opérations portant sur des actifs incorporels complexes, mais ne remet pas en cause les principes dégagés pour la valorisation des titres de sociétés non cotées, dès lors que ceux-ci ne présentent pas les caractéristiques d’un actif difficile à évaluer au sens de la loi.
Cette affaire offre de nombreux enseignements pratiques et stratégiques pour les contribuables confrontés à des contrôles fiscaux portant sur la valorisation d’actifs ou de titres non cotés.
Elle réaffirme que la robustesse méthodologique, la cohérence des paramètres et la qualité de la documentation justificative du contribuable constituent un moyen indispensable de sécurisation des opérations. Les contribuables doivent ainsi veiller à la parfaite cohérence des paramètres utilisés dans la valorisation (e.g. prime de risque, taux sans risque, coefficient bêta), et être en mesure d’expliquer, de justifier et de défendre chaque hypothèse retenue. A cet effet, il appartient aux contribuables, afin de renforcer la robustesse des conclusions, de corroborer les méthodes d’évaluation et de tester la viabilité des principales hypothèses par différentes approches techniques.
L’expérience montre que les contribuables ont bien souvent des difficultés pour rassembler tous ces éléments sous la pression d’un contrôle fiscal. Face à ce constat, nous ne pouvons que leur recommander de préparer, concomitamment à leurs travaux d’évaluation, une documentation détaillée rassemblant toutes les justifications et hypothèses de travail retenues dans le modèle, avec désormais une attention particulière portée à la caractérisation des actifs incorporels transférés.